Samson et Dalila : Entre la foi et la passion

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Composé sur un livret de Ferdinand Lemaire, tiré d’un chapitre du Livre des Juges,

Camille Saint Saens

(Ancien Testament) la  magnifique partition de Camille Saint-Saëns (1831-1921) lui permet de déployer son talent de mélodiste. La noble spiritualité du sujet se tourne ici vers les grands oratorios du passé. Pendant deux heures, de monumentales fresques s’animent sous nos yeux, revisitant Bach, Haendel ou Mendelssohn, tandis que partout flotte une sensualité quasi wagnérienne, ce quelque chose de suave et de fauve lié à Dalila. Dans un enchainement de scènes idéalement fondues, religion et séduction s’imbriquent dans une irrésistible alchimie.

Sujet religieux, forte présence chorale, action dramatique réduite autorisant l’absence de mise en scène, de costumes et de décors : Samson et Dalila possède à première vue toutes les caractéristiques d’un oratorio. Saint-Saëns lorsqu’il envisagea la composition de l’ouvrage en 1866 avait d’ailleurs pour intention avouée de renouer avec la tradition du grand oratorio. Sans se lancer dans un débat dont la réponse finalement importe peu à une époque – la nôtre – où bon nombre de « vrais » oratorios sont désormais mis en scène, reconnaissons que  la sensualité, l’érotisme même de certaines pages tirent indiscutablement le chef d’œuvre de Saint-Saëns vers le profane et donc l’opéra.

Une intrigue biblique
Prisonniers des Philistins, les Hébreux implorent le Dieu d’Israël. Samson, valeureux héros juif (on n’a aucune preuve historique de sa réalité), tue leur chef Abimélech et encourage les siens à se rebeller contre les Philistins. Le peuple d’Israël rompt alors ses chaines et parvient à s’enfuir sous les menaces du Grand Prêtre de Dagon qui jure vengeance. Celui-ci retrouve la voluptueuse Dalila, décidée à séduire Samson, de façon à percer le secret de sa force, dans le seul but de venger son peuple.

Dans un duo débordant de lyrisme, Dalila fait chavirer le cœur du héros qui, malgré les mises en garde d’un vieillard hébreu, succombe à son amour… et au piège tendu : à peine a-t-il dévoilé que sa force réside dans sa chevelure que Samson est arrêté, ses cheveux coupés et ses yeux crevés. Dans sa prison, implorant le pardon pour sa faiblesse, il prie pour la libération de son peuple. Puis, touché par la puissance de la foi, il retrouve subitement sa force lors d’une fête des philistins, et parvient à faire écrouler leur temple ; Dalila et son peuple sont anéantis. Le Dieu d’Israël est vainqueur

Le sens de l’œuvre
En 1867 Saint-Saëns n’écrit pas son opéra sans peine. Il est partagé entre le désir de plaire au public bourgeois de l’Opéra de Paris et la volonté d’écrire une œuvre dans une langage renouvelé. Le goût du public de l’époque pour la musique légère, notamment celle d’Offenbach, les débuts de la guerre franco-prussienne, le sujet biblique et, sans doute, la non-reconnaissance de Saint-Saëns comme compositeur d’opéra, sont autant d’explications à l’hostilité de l’accueil réservé par les théâtres aux différentes auditions des premiers fragments de l’opéra. Saint-Saëns, découragé, en abandonne même la composition vers 1870. Franz Liszt, l’un de ses grands admirateurs, l’exhorte de reprendre son projet, lui promettant de le faire créer à Weimar alors qu’il n’en a pas entendu un seul passage. Saint-Saëns, après encore quelques années, parvient à achever l’opéra qui est créé effectivement à Weimar, en traduction allemande, le 2 décembre 1877 et remporte  un immense succès auprès du public… allemand.

Saint-Saëns intègre d’ailleurs dans son opéra certaines innovations musicales directement inspirées de Wagner : déclamation continue, abandon du découpage traditionnel en  numéros  types airs, récitatifs, duos…, emploi de motifs récurrents (leitmotiv), mélodies confiées à l’orchestre qui sort de son rôle d’accompagnement, orchestration colorée avec intervention d’instruments en solo.

L’acte I décrit la victoire de Samson qui pousse les Hébreux à se soulever contre les Philistins, et provoque la colère du Grand Prêtre de Dagon. Au cours de la fête qui célèbre la prise de pouvoir des Hébreux, Dalila apparaît, charmant Samson. L’œuvre montre la force des convictions du héros biblique exaltant le courage et l’obstination des hébreux à défendre leur foi monothéiste.

Dans l’acte II, le Grand Prêtre persuade Dalila de séduire Samson et de lui soustraire le secret de sa force. Samson, conscient du rôle qu’il joue pour le peuple hébreu, se méfie mais ne résiste pas au charme de Dalila : il lui confie que sa force réside dans sa chevelure. Dalila profite de son sommeil pour lui couper les cheveux et le livrer aux Philistins. L’œuvre souligne ici la fragilité de la condition humaine devant la pulsion sexuelle.

L’acte III montre un Samson aveugle, réduit à l’esclavage tandis qu’au temple, les Philistins célèbrent leur victoire dans une grande bacchanale. Samson y est amené. Humilié, il implore le Dieu d’Israël de lui rendre quelques instants sa force. Dieu répond à son appel. Samson s’appuie sur les colonnes du temple qui s’effondre alors sur lui et l’ensemble des Philistins. La partition progressivement atteint une grandeur spirituelle pour sublimer la force du destin du héros juif qui meurt pour sa foi.

Dalila une femme fatale
Dans son opéra, Saint-Saëns donne au personnage de Dalila beaucoup plus d’importance qu’il n’en a dans la Bible. Prêtresse de Dagon, elle trahit Samson non pas pour l’argent qu’elle refuse (contrairement à l’histoire originale) mais par vengeance : vengeance pour les Philistins vaincus, et vengeance pour son orgueil bafoué par un héros qui la trompe par trois fois et refuse obstinément de lui révéler le secret de sa force. Sous la plume du compositeur, Dalila devient donc une femme fatale, libre et forte, incarnée par une puissante voix de contralto, à l’origine celle de Pauline Viardot à qui le rôle était destiné.

La société de l’époque voit en elle le danger, symbole du mal et de la tentation, et l’odeur de soufre qui émane de cet opéra lui vaudra le refus de Paris. Du moins jusqu’à ce que Samson et Dalila triomphe à l’étranger et en province, et que s’imposent enfin sur scène, et dans l’art en général, des héroïnes plus sulfureuses (Carmen, Hérodiade, Salomé…).

Le plus beau duo d’amour de l’opéra français
Mon cœur s’ouvre à ta voix est le moment le plus célèbre de Samson et Dalila et l’un des plus beaux du répertoire lyrique. Ce duo est le cœur dramatique de l’opéra : Dalila y séduit Samson qui lui avoue à la fois son amour et le secret de sa force. La musique est poignante par les sentiments qu’elle exprime, mais aussi parce qu’elle annonce le destin fatal des deux protagonistes : Dalila, qui voulait séduire Samson pour le faire tomber est prise à son propre piège et finit par croire à ses promesses feintes. La mélodie qu’elle chante commence par un doux aveu avant une demande à Samson “Réponds à ma tendresse” sur laquelle entre la harpe. La mélodie est de forme strophique (une même musique accompagne différentes paroles, comme des refrains). Elle emploie toutes les ressources d’un orchestre de cordes et de bois (sans percussion ni cuivre, à l’exception des cors d’une douceur extrême et d’un roulement de timbales triple piano). L’orchestre est une vague qui alterne entre le grave et l’aigu dans un long crescendo qui commence pianissimo avec les cordes en pizzicati (doucement pincées avec les doigts et non pas jouées avec l’archet) pour aboutir à un forte expressif, enivrant.

Ce morceau est à l’image de l’opéra, une subtile fusion de différents styles musicaux. L’accompagnement commence de manière très classique avec ses accords parfaits (les accords les plus consonants dans la musique occidentale, composés d’une tierce et d’une quinte, comme par exemple do-mi-sol).

La ligne vocale est d’une grande douceur avec son mouvement conjoint (les notes se suivent dans la gamme, comme par exemple la, si, do). Les accords traditionnels vont ensuite se modifier petit à petit, par de subtiles altérations (des bémols, des dièses, des bécarres) distillées ici et là. L’altération des accords occidentaux transforme la mélodie en un mélisme arabe très reconnaissable pour ses intervalles de quinte diminuée et de seconde augmentée.

À la fin du duo, le grand opéra occidental reprend ses droits, avec l’aigu puissant de la soprano sur “Ah ! Verse-moi l’ivresse” qui redescend ensuite sur toute la tessiture de mezzo en figurant l’ivresse versée. Samson lui répond, sur un si bémol suraigu : “Je t’aime !” alors que l’orchestre semble presque disparaître.

Face aux obstacles qui se sont dressés devant lui, et notamment un antisémitisme violent des milieux conservateurs, Saint-Saëns aura malgré tout affiché « un courage artistique prémonitoire » comme l’a écrit Debussy. En 1882, il dira à propos de son opéra : « Enfin je suis plus que jamais convaincu que c’est une œuvre qui vivra et saura attendre le jour où elle rencontrera la véritable incarnation. Ce jour-là on verra un de ces triomphes qui comptent dans l’histoire de l’art ». Il avait vu juste.

Nous devions voir nous aussi cette œuvre magistrale aux chorégies d’Orange cet été. Il faudra attendre juillet 2021 mais cette belle version enregistrée à Milan pourra   largement nous  faire patienter et nourrir notre  attente.

Jean François Principiano

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