Pénélope de Gabriel Fauré Le bonheur fleurit de l’intérieur

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Gabriel Fauré

Gabriel Fauré (1845-1924) aura attendu 68 ans pour se lancer dans la composition d’un opéra. Ce maître de la mélodie, qui avait ouvert la voie à l’impressionnisme en musique, a trouvé dans la figure mythique de Pénélope le sujet de son chef-d’œuvre lyrique.

Un Poème Lyrique qui coûta au compositeur plus de cinq années de labeur pour recentrer le drame autour des personnages d’Ulysse et surtout de Pénélope dont il fit l’archétype de l’intelligence, de la patience et de la fidélité féminine. Une musique admirable, à la recherche de l’intime, faisant appel à une orchestration sobre et volontiers chambriste, réservant l’intensité sonore aux moments culminants du récit, usant de motifs conducteurs et d’une prosodie superbement adaptée à la langue française. Une œuvre qui participa au renouveau de l’opéra français avec Debussy et Dukas et qui s’impose peu à peu de nos jours.

L’idée de composer un opéra sur le texte d’Homère est venue à Fauré après une rencontre avec la soprano Lucienne Bréval en 1907. Elle le présente au poète librettiste René Fauchois. Le travail de composition, plus long que prévu, se déroula alors que Fauré occupait de jour son bureau de directeur du Conservatoire de Paris. Il travaillait lentement la nuit à son œuvre ce qui, peut-être, explique l’aspect nocturne de son inspiration. Après de longues discussions, le livret sera réduit de cinq à trois actes et le personnage de Télémaque sera supprimé.

Le thème est très simple et suit fidèlement le poète grec. Après dix ans de guerre et dix ans d’errance, Ulysse retrouve le chemin d’Ithaque et sa patiente épouse qui, vingt années durant, a courageusement repoussé tous ses prétendants.

L’opéra est créé le 31 août 1913 à Monte-Carlo avec un succès éclatant.

Prologue
Au cours du Prologue le chœur expose tout d’abord la longue absence d’Ulysse. Pendant dix ans, le retour vers Ithaque a été retardé par le Dieu Poséidon. Dans la deuxième partie, il évoque la fidélité de son épouse Pénélope et l’insistance insolente des prétendants qui veulent l’obliger à choisir un des leurs comme époux.

Acte I
Pénélope a promis de se marier à l’un des prétendants le jour où elle aura terminé le tissage d’un linceul pour son beau-père Laërte. Mais c’est une ruse pour gagner du temps. Elle passe ses nuits à défaire la tapisserie qu’elle tisse pendant la journée. Un jour au palais arrive un étranger qui est reconnu comme étant Ulysse par son chien et par la nourrice Euryclée. Le roi d’Ithaque, lui demande de se taire, afin de mieux préparer sa vengeance.

Entre temps, le stratagème de Penelope est découvert par les prétendants. Sa toile est détruite et elle doit se décider dès le lendemain à choisir un époux.

Acte II
Dans la nuit Pénélope dialogue avec son vieux berger qui lui annonce l’arrivée d’un étranger. Elle reçoit le voyageur en haillons et lui fait part de ses inquiétudes. La reine craint que son mari l’ait oublié, mais l’étranger la rassure : aucun homme qui a eu le bonheur de baiser ses lèvres ne pourrait l’oublier. Pénélope tressaille car elle croit reconnaître la voix d’Ulysse.

De retour sur le rivage pendant la nuit, Ulysse avec ses fidèles organise son plan pour la vengeance du lendemain.

Acte III
Dans la grande salle du palais, Pénélope annonce aux prétendants qu’elle épousera celui qui réussira à tendre l’arc d’Ulysse. Tous échouent. L’inconnu est le seul qui réussit. Il reprend tout à coup les traits d’Ulysse, fait sortir toutes les femmes de la salle qui ne doivent pas voir le sang couler et se livre méthodiquement au massacre des prétendants avec l’aide de ses hommes.

L’œuvre se termine par le grand duo d’amour entre Pénélope et Ulysse, tandis qu’un chœur majestueux commente les vers d’Homère en exaltant la gloire de Zeus qui les rassemble !

Écoutons Homère
« Le subtil Ulysse examina le grand arc. Il le tendit aussi facilement qu’un homme habile à jouer de la cithare et à chanter tend une nouvelle corde sur une cheville. La corde résonna comme le cri de l’hirondelle. Les prétendants furent saisis de crainte, et changèrent tous de couleur. Zeus tonna fortement, et le patient Ulysse se réjouit que le fils de Chronos lui envoie ce signe. Alors, il saisit une flèche et tira la corde sans quitter son siège. La lourde flèche ne s’écarta point de sa trajectoire, et traversa tous les anneaux des haches. »

« Se dépouillant de ses haillons, le subtil Ulysse, l’arc dans les mains et le carquois plein de flèches, dit aux prétendants :

« Voici que cette épreuve est accomplie. Maintenant, je vais viser un autre but. Qu’Apollon me donne la gloire de l’atteindre !»

Il parla ainsi, et il décocha une flèche sur Antinoüs. Celui-ci allait soulever une belle coupe d’or pour boire du vin, et la mort n’était point présente à son esprit. Mais Ulysse le frappa de sa flèche à la gorge, et la pointe traversa le cou délicat. Antinoüs tomba à la renverse. La coupe s’échappa de sa main inerte ; un jet de sang sortit de sa narine. Il repoussa des pieds la table, et le pain et la chair rôtie souillés de sang roulèrent et s’éparpillèrent sur le sol. » Traduction Leconte de l’Isle

La Musique de Fauré
Pour composer la musique de Pénélope Gabriel Fauré se détourne de toute la tradition narrative du style romantique pour s’inspirer de la déclamation musicale de Pelléas et Mélisande de Debussy (1902) mais en y ajoutant son style mélodique simple et direct.

À l’écoute, pour un auditeur français, le déroulement musical apparaît comme une succession d’élans lyriques soutenus par les caractéristiques de la langue (absence d’accent tonique, régularité et fluidité de l’émission proche du théâtre classique). Deux influences majeures sont bien perceptibles. D’abord celle de Gluck avec le culte des longs récitatifs mélodiques et d’autre part celle de Wagner. Jean Michel Nectoux le spécialiste français de Fauré écrivait en 1981 : « Avec Pénélope, Fauré abordait de front le problème qui allait mobiliser l’attention de plusieurs générations de musiciens, comment écrire un opéra après Wagner ? »

Comme Debussy et Dukas et à la différence de Saint-Saëns (qui est pourtant le dédicataire de l’œuvre), Fauré jugea la forme ancienne de l’Opera à numéros comme caduque et adopta d’emblée la forme établie par Wagner, c’est-à-dire le drame lyrique fondé essentiellement sur la notion de continuité musicale, avec utilisation savante de leitmotivs caractérisant les divers protagonistes ou leurs sentiments.

Parmi les grands moments de musique, je voudrais souligner la fin du troisième acte lorsque Pénélope, conseillée par le mendiant inconnu, impose l’épreuve de l’arc à tous les prétendants.

La musique décrit à l’avance le massacre qui va avoir lieu à l’issue de l’épreuve. Pénélope fait face aux hommes : « Ah malheureux, un orage affreux va vous emporter ». Sur ces mots, l’accompagnement des cordes en accords brisés sur les premières notes du motif des prétendants est d’une grande efficacité dramatique. Il évolue progressivement vers le thème de la colère d’Ulysse lors d’un arioso somptueux « La mort est ici ».

Vient alors l’épreuve du tir pour les prétendants, rendue musicalement par un motif très subtil : la tension de l’arc d’Ulysse est figurée par les quintes montantes de son leitmotiv royal à la manière wagnérienne. Ces quintes sont diminuées par l’effet de tritons, suggérant l’insuffisance de la tension. Elles se résolvent sur un brusque triolet chromatique signifiant l’incapacité des tireurs. Les prétendants Eurymaque, Pisandre et Antinoüs renoncent à l’épreuve, jetant l’arc à terre.

Le vieux mendiant s’approche alors et demande à concourir. « Autrefois on vantait ma force et mon adresse. » C’est alors un splendide arioso pour la voix de ténor sur la cellule mélodique de la faiblesse d’Ulysse que les cordes doublent en contrepoint. Il s’empare de l’arc sur la reprise du thème royal.

La flèche d’Ulysse traverse les anneaux. Ulysse se redresse et clame « Cette fois Eurymaque c’est toi ma cible ». Lorsque les prétendants terrorisés cherchent à fuir, tout l’orchestre s’enflamme, les deux motifs de la colère d’Ulysse et du thème royal s’entremêlent. Le meurtre a lieu en coulisse tandis que le thème des prétendant se transforme peu à peu en une marche funèbre.

Lorsque Ulysse réapparait, ensanglanté, il proclame « Justice est faite ! » annonçant ainsi le début du final d’une grande majesté.

La fidélité et l’intelligence ont vaincu les forces du mal et de l’ambition. Le peuple envahit alors le plateau et chante l’espoir d’un avenir paisible. Fauré écrit « Je veux que le chœur chante sans crier « Gloire à Zeus ».

Les thèmes de l’amour et celui des époux irradient la trame orchestrale. Puis, le moment d’exaltation orgasmique passé, le tempo s’apaise en une belle cadence rayonnante d’ut majeur qui amène le spectateur à la fusion avec la musique.

Le sens de l’œuvre
Gabriel Fauré a d’abord écrit son opéra pour piano et voix. Il acheva cette version dans la jolie cité de Lugano en Suisse à la fin de l’été 1912. L’orchestration s’est faite progressivement. Tout le contraire de Pelléas ou Ariane et Barbe Bleue.

Grâce à la correspondance avec sa femme restée à Paris, nous pouvons comprendre le sens de cette œuvre. Il évoque son écriture par thèmes conducteurs, héritiers des leitmotivs wagnériens qu’il adapte à la dramaturgie. Par ailleurs, il avoue avoir dû plier son inspiration mélodique au livret un peu trop néo-antique à son goût. Bref ce fut un long labeur.

Il est une chose pourtant qui lui a servi de fil rouge tout au long de ces années, c’est la constante de son message. « Je me suis simplement laissé guider par la dignité des personnages ».

 Il faut bien comprendre ce que signifie en profondeur le mot dignité. Il provient du latin dignitas qui est employé militairement pour désigner la position du combattant des armées romaines, lorsqu’il conduit son char de guerre. C’est à l’origine une posture physique qui consiste à tenir la tête droite, les rênes bien en mains, les jambes légèrement écartées de façon à maintenir l’équilibre sur le terrain accidenté du champ de bataille. Symboliquement, la dignité c’est savoir affronter l’adversité et les coups du destin sans renier ses valeurs fondamentales.

Ce que semble nous dire l’œuvre : le parcours de la vie est fait lui aussi d’épreuves, de combats, de défaites, d’attentes, d’espérances et de victoires ; le courage, l’intelligence et à la volonté nous aident à les supporter.

Merveilleuse femme que cette Pénélope, devenue au fil des siècles le modèle de toutes les vertus féminines !

Restée à Ithaque avec un enfant encore petit, le jeune Télémaque, et un beau-père âgé et fatigué, le vieux Laërte, la Pénélope d’Homère est une femme seule. Dans la maison où elle est entrée en sa qualité de jeune épouse, il n’est pas un seul homme qui puisse s’occuper d’elle et protéger les biens de la famille contre les tentatives de ceux qui voudraient s’en emparer. Ulysse, son époux, est absent depuis vingt ans. Il en a passé dix à se battre sous les fortifications de la ville de Troie, et dix autres à errer sur la mer Méditerranée, poursuivi par la colère divine de Poséidon, emporté par les forces naturelles invincibles, parfois retenu par des magiciennes et des nymphes séduisantes…

Vingt ans, c’est beaucoup, mais Pénélope continue d’espérer le retour de son époux et de calmer l’ardeur de ses prétendants.

Fauré sublime ce portrait à l’antique par la beauté déclamatoire de sa mélodie, pour universaliser le symbole et en faire un mythe.

Il est tout à fait explicite lorsqu’il écrit à son épouse « Ils comprendront un jour que l’amour comme le bonheur est une force qui fleurit de l’intérieur des êtres ».

On est bien loin du contextualisme actuel ou tout doit s’expliquer (et se faire pardonner) par les circonstances extérieures atténuantes du milieu social.

Pénélope de Fauré est donc grande de l’intérieur par son amour, sa fidélité et sa dignité ; c’est pour cela qu’elle nous touche. Dans la scène du massacre des prétendants elle n’a aucune faiblesse, même envers celui qui l’a troublé, Antinoüs, et a qui Fauré réserve pourtant un des beaux moments lyriques de la partition « Reine, dissipe le chagrin qui pâlit ton beau front ! »

Les féministes les plus vigilantes me pardonneront peut-être d’élargir la focale. On a fêté le 8 mars la journée de la femme. Très bien. Mais pourquoi n’y a-t-il pas une journée commémorative honorant les épouses surtout dans cette période de pandémie ? Ne devrait – on pas aussi rendre hommage à toutes les compagnes des petits Ulysse du quotidien, dignes Pénélopes anonymes ?

Jean-François Principiano

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