« Les chercheurs des laboratoires nationaux et des industries savent bien mieux que les politiciens ou ‘comités d’experts’ qui choisissent quelles recherches ils doivent mener. »
Une population mondiale en croissance exige légitimement une bonne qualité de vie pour tous et un indispensable rattrapage économique pour une grande partie de la population mondiale. « Le monde de demain » devra soit adopter la décroissance avec son cortège de précarités, de privations et de mauvaise santé, soit innover toujours plus. La décroissance, prônée par une minorité très bavarde, n’intéresse pas la vaste majorité de la population mondiale. La recherche scientifique et l’innovation technologique sont donc indispensables.
L’UE a toujours misé sur la recherche
L’Union européenne (UE) s’est créée autour des questions d’énergie — qui est le fondement de toute société moderne — et c’est bien entendu dans ce domaine que la recherche européenne a débuté, la recherche fondamentale étant sans frontières. Ce n’est que bien plus tard, en 1983, que le Programme Cadre de Recherche et Développement a pris une assise plus large, au-delà du secteur de l’énergie.
Le 18 avril 2021, on aurait pu fêter les 70 ans du traité du charbon et de l’acier (CECA) signé à Paris. Cet accord entre les six pays fondateurs de l’UE jetait les bases de l’extraordinaire défi — qui lui a été réussi — d’instaurer la paix entre des belligérants historiques. Ils ont créé le marché commun des ressources indispensables au développement économique de l’époque : le charbon (énergie) et l’acier. L’article 55 du traité prévoyait le développement de la recherche pour la production et la consommation du charbon et de l’acier, ainsi que la sécurité du travail dans ces industries. Cette recherche était financée par un prélèvement sur les différents produits des industries charbonnières et sidérurgiques. Les résultats des recherches financées étaient mis à la disposition de l’ensemble des intéressés dans la Communauté. Cette recherche a conduit à des résultats extraordinaires tant en matière de production que de sécurité des travailleurs. Par exemple, malgré la difficulté intrinsèque d’une géologie défavorable (mines profondes) ces travaux ont pu révolutionner par l’innovation technologique la productivité des houillères de la Communauté tout en limitant grandement les accidents des mineurs.
Le programme de recherche, bien que géré par la Commission européenne, était réalisé en symbiose étroite avec les industries charbonnière et sidérurgique. Des comités d’experts des industries impliquées collaboraient dans le choix des projets et échangeaient régulièrement sur les résultats de la recherche. Le traité CECA étant prévu pour 50 ans, mais avec l’abandon de beaucoup d’activités il fallait évoluer vers d’autres programmes une autre gestion.
Lors de la conférence de Messine en juin 1955, les Six décident de créer le Marché commun. Mais en même temps, ils reconnaissent qu’il n’y aura pas d’avenir pour la communauté européenne sans énergie abondante et bon marché et c’est ainsi qu’ils lancent l’idée de l’Euratom. Ce traité de développement de l’énergie nucléaire civile donnait une large place à la recherche commune et même à la création d’un centre commun de recherche devenu par la suite une Direction Générale de la Commission européenne.
Lors de la première crise pétrolière de 1973, la Commission européenne lance un programme de démonstration appelé « oil and gas » (pétrole et gaz). C’était urgent afin de développer des technologies qui allaient permettre la production d’hydrocarbures dans la mer du Nord puisque les pays arabes avaient utilisé le pétrole comme arme géopolitique. De nouveau, avec un minimum de bureaucratie et une forte implication de l’industrie parapétrolière (non pas seulement les compagnies pétrolières), des prouesses technologiques ont permis en quelques années le développement des productions pétrolière et gazière indigènes. Ce programme a contribué à nous libérer d’un carcan géopolitique asphyxiant. On observera que , plus tard, le parlement européen s’est empressé d’y mettre fin au motif qu’il s’agissait d’un programme pétrolier.
En même temps, la Commission européenne lance son « Programme de recherche énergie non nucléaire » (1). Ce programme comportait cinq sous-programmes, qui couvraient les préoccupations de la recherche d’aujourd’hui, y compris l’hydrogène. Il faut souligner qu‘à l’instar des autres programmes, il avait aussi pour but de créer la collaboration entre partenaires de différents États membres.
Lors de la seconde crise pétrolière, 1979, bien plus sévère, la Commission européenne lance des programmes de démonstration en faveur des économies d’énergie, des énergies alternatives et de la liquéfaction, gazéification et combustion du charbon. Bien doté financièrement grâce au soutien très volontaire du Parlement européen, ces programmes, comme celui ‘oil and gas’ ont largement contribués à relever le défi de ces crises géopolitiques. L’arrivée à maturité de la décision sur l’énergie nucléaire prise à Messine contribuait aussi largement à abandonner l’utilisation du pétrole devenu trop cher pour la production d’électricité.
Tous ces programmes étaient gérés avec rigueur, sans aucune bureaucratie, avec ouverture sur les idées nouvelles, et sans dilapider les fonds publics. En fait, l’industrie était largement impliquée et collaborait avec les fonctionnaires européens pour définir les grandes lignes de la recherche. Les appels à propositions définissaient les objectifs à atteindre avec un minimum de contraintes dans la définition des secteurs éligibles. A cette époque, la recherche était, certes encadrée et gérée par les fonctionnaires des services de la Commission, mais l’industrie et ses centres de recherches étaient parties prenantes. On peut dire qu’à l’époque la recherche était pensée par les chercheurs et gérée par la Commission européenne ; c’était, pour prendre une image simple, une stratégie ‘bottom-up’.
L’avantage était qu’avec un minimum d’administration, les chercheurs se rencontraient entre eux en présence de quelques fonctionnaires, car comme ceux-ci géraient également les politiques attenantes, ils possédaient les éléments nécessaires à la définition des orientations politiques sur la base des progrès de l’innovation.
La recherche Européenne aujourd’hui
Fidèle à la tradition initiée en 1951, la Commission européenne continue à croire en la recherche et développement et à présent c’est dans tous les domaines. Après les programmes-cadres de 1983, les activités de recherche s’amplifient grâce à « l’Acte unique » de Jacques Delors dont l’article 130 F dit que :
« La Communauté se donne pour objectif de renforcer les bases scientifiques et technologiques de l’industrie européenne et de favoriser le développement de sa compétitivité internationale. […] Dans la réalisation de ces objectifs, il est spécialement tenu compte de la relation entre l’effort commun entrepris en matière de recherche et de développement technologique, l’établissement du marché intérieur et la mise en œuvre de politiques communes notamment en matière de concurrence et d’échanges. »
Ensuite, c’est le Traité de Lisbonne qui amplifie cette ambition légitime. La recherche et développement technologique et de l’espace ont même droit à un titre dans ce traité (Titre XIX) et à 11 articles. L’article 180 prévoit bien ce qu’il faut en matière de recherche et développement :
Dans la poursuite de ces objectifs, l’Union mène les actions suivantes, qui complètent les actions entreprises dans les États membres :
a)mise en œuvre de programmes de recherche, de développement technologique et de démonstration en promouvant la coopération avec et entre les entreprises, les centres de recherche et les universités ;
b)promotion de la coopération en matière de recherche, de développement technologique et de démonstration de l’Union avec les pays tiers et les organisations internationales ;
c)diffusion et valorisation des résultats des activités en matière de recherche, de développement technologique et de démonstration de l’Union ;
d)stimulation de la formation et de la mobilité des chercheurs de l’Union.
On ne peut donc pas reprocher aux institutions de négliger la recherche et développement. Mais l’article 182 précise que :
Un programme-cadre pluriannuel, dans lequel est repris l’ensemble des actions de l’Union, est arrêté par le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, après consultation du Comité économique et social.
Le programme-cadre :
- fixe les objectifs scientifiques et technologiques à réaliser par les actions envisagées à l’article 180 et les priorités qui s’y attachent ;
- indique les grandes lignes de ces actions ;
- fixe le montant global maximum et les modalités de la participation financière de l’Union au programme-cadre, ainsi que les quotes-parts respectives de chacune des actions envisagées.
- On doit donc observer que la substance de la recherche et développement est décidée par le monde politique, ce qui est un non-sens.
Les fonds mis à disposition sont généreux. La Commission européenne a abandonné sa gestion, et l’a déléguée à des agences, c’est-à-dire à une bureaucratie. Certes, la gestion des programmes et des projets est rigoureuse, là n’est pas la question. Mais les fonctionnaires sont devenus des notaires qui gèrent l’administration (rapports et finances). Des ‘comités d’experts’ extérieurs décident quels secteurs technologiques particuliers devraient bénéficier d’un soutien public et quels projets soutenir sur la base de leur évaluation. Tout cela n’est pas toujours transparent, car « les experts » deviennent « des consultants » dans d’autres projets plus tard, mais surtout les appels d’offres sont des catalogues de dizaines de pages détaillant avec précision les thèmes de recherche éligibles aux subventions, c’est le contraire de la façon dont la science se développe ! Le fonctionnement n’a plus rien à envier à l’enfer soviétique dont on connait le destin .
En mars 2000 constatant que l’UE a décroché en matière de croissance économique, de recherche et développement, et d’innovation, l’UE lance la ‘Stratégie de Lisbonne’ en ne visant rien de moins que ‘devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale’. L’échec fut à la hauteur de l’ambition grandiloquente.
Le résultat est un échec complet, le programme « Horizon » des années précédentes est d’ailleurs reconduit, car persévérer dans l’erreur est un vice bureaucratique bien connu comme s’en est plaint si souvent Einstein. La recherche fondamentale progresse avec le génie humain non conformiste qui n’a que faire des orientations des technocrates et des politiques. Ensuite, l’utilisation dans les nouvelles technologies des résultats de ces connaissances nouvelles tient du hasard plus que de la programmation. Pour renforcer la recherche européenne , il faut plus de financements automatiques, plus de liberté. C’est tout le contraire dans lequel s’est engagée la Commission et elle ne rencontrera plus que des effets d’aubaine de volontaires à dépenser l’argent. Les vrais innovateurs seront ailleurs et continueront à rêver en se maintenant dans une certaine obscurité et frugalité !
Il faut amèrement observer que l’UE n’est pas, pour l’instant, un leader en matière d’innovation. Contrairement à ce que prévoit le traité de Lisbonne, les hommes politiques ne devraient pas jouer à l’ingénieur et encore moins au scientifique. Certes, les gouvernements ont un rôle dans la recherche et le développement, mais contrairement à ce qui s’est produit ces vingt dernières années dans l’UE, ils devraient cesser de décider dans quels domaines il faut chercher. Il faut laisser aux laboratoires et à l’industrie le choix de décider là où ils perçoivent que le succès est à la clé du progrès.
Pour un nouveau départ de la recherche Européenne
Le monde politique éprouve d’énormes difficultés à admettre ses erreurs. On l’observe par exemple avec la politique des biocarburants. En 2009, l’UE imposait un minimum de 10 % dans l’énergie pour le transport et aujourd’hui le mot n’est même plus utilisé dans le Pacte vert de la Commission européenne. Il n’y a pas de honte à dire que l’on s’est trompé. Après tout ne sommes-nous pas dans des domaines où des équations ne peuvent être contredites. On essaie et si cela ne fonctionne pas il faut en tirer les conclusions et changer.
Nous pensons que le moment est venu de constater, d’externaliser l’échec des programmes de recherche et développement de l’UE. Nous ne sommes plus en 1951 où les programmes pouvaient être simples. Les domaines de la recherche sont extrêmement vastes et dynamiques. Ils ne peuvent être appréhendés par l’administration même la plus compétente et la plus efficace. Nous ne voulons nullement blâmer les fonctionnaires gestionnaires de ces programmes, ni même les commissaires qui espèrent faire de bonnes choses pour les citoyens européens.
Nous proposons un changement radical qui abandonne les décisions top-down pour une approche bottom-up. En Chine, ce sont les millions d’ingénieurs et chercheurs qui décident ce que doit être la recherche. Ensuite, le parti communiste décide de mettre en œuvre leur stratégie en apportant les financements et veille à l’accompagnement administratif , éducatif et judiciaire nécessaire à son succès. Si le gouvernement est autoritaire, c’est dans la mise en œuvre du programme, mais non pas dans la définition de la recherche.
De plus, il est bien connu qu’en science, les échecs sont des résultats importants, car ils orientent les recherches futures. En cherchant dans un domaine, on fait parfois des découvertes auxquelles on ne s’y attendait pas dans d’autres domaines. Ce principe est réel aussi dans la recherche historique : en cherchant une information dans une archive, on découvre une autre réalité qui peut ouvrir une nouvelle voie de recherche.
Les chercheurs des laboratoires nationaux et des industries savent bien mieux que les politiciens ou ‘comités d’experts’ qui choisissent quelles recherches ils doivent mener.
Voici quelques pistes en vue d’une refonde de la manière dont l’UE devrait contribuer à développer la recherche européenne :
- Abandonner les programmes de recherches qui définissent dans des catalogues interminables quels sont les sujets éligibles pour recevoir de l’aide financière.
- Financer des infrastructures de recherche dans les universités.
- Réduire voire supprimer les charges sociales pour les chercheurs.
- Développer, renforcer et financer les programmes d’échanges internationaux des chercheurs.
- Supprimer la TVA sur les équipements de recherche universitaire et industrielle et tous les services liés à la recherche et développement.
- Remettre à l’honneur l’enseignement des sciences fondamentales et appliquées
- Redonner dans la population une image positive à la science et la technologie, passage obligé pour attirer plus de jeunes dans les études scientifiques et d’ingénieurs.
- Cesser de voir l’innovation technologique comme un fléau environnemental.
Cela est plus simple, plus rapide et plus efficace que de gérer une myriade de petits projets. D’autant plus que jusqu’à présent ils n’ont pas délivré des résultats à la hauteur des budgets consacrés. De plus, ils n’ont pas donné une image positive de la recherche européenne auprès de la population comme c’ est le cas en Chine et ailleurs. Les études PISA révèlent les unes après les autres que nous n’avons pas permis à nos jeunes de disposer des notions scientifiques indispensables pour évoluer dans une société technologique avancée.
Loïk Le Floch-Prigent