Les Mariés de la Tour Eiffel Le Groupe des Six

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Il n’y a rien de mieux que l’évocation d’une réussite pour aborder une nouvelle année. En 1921 était créé le ballet Les Mariés de la Tour Eiffel œuvre collective du Groupe des Six. Une façon de redécouvrir un moment de l’histoire de la musique française.

Cette 34ème rencontre virtuelle d’Opéravenir en ce début d’année que l’on espère heureuse pour vous apparaît très symbolique.  Moment fort du renouveau de la musique française, après la première guerre mondiale, le Groupe des Six fut le porte-drapeau de l’Esprit qui soufflait alors sur Paris, période d’effervescence où tout semblait possible.

Autour de jean Cocteau
C’est le jeune poète Jean Cocteau qui est à l’origine de cette belle aventure musicale. Inspiré par Erik Satie, il publie en 1918 Le Coq et l’Arlequin, sorte de manifeste musical contre le debussysme et le wagnérisme. En 1919, il tient pendant cinq mois une chronique dans Paris-Midi, « Carte Blanche », où il présente à plusieurs reprises les concerts des compositeurs contemporains. Il se fait ainsi le porte-parole de la Jeune Musique française.

Dans Le Coq et l’Arlequin on peut lire les aphorismes suivants :
Satie nous enseigne la plus grande audace à notre époque, être simple.

–  Schönberg est un maître, tous nos musiciens et Stravinsky lui doivent quelque chose, mais Schönberg est surtout un musicien de tableau noir.

– Debussy a joué en français, mais il a ajouté la pédale russe…

– Assez de nuages, de vagues, d’aquariums, d’ondines, et de parfums la nuit ; il nous faut une musique sur la terre, une musique de tous les jours.

– Le caféconcert est souvent pur, le théâtre toujours corrompu. On peut espérer bientôt un orchestre sans la caresse des cordes. Un riche orphéon de bois, de cuivres et de batterie. »

Et Cocteau de réclamer du jazz, du Satie et du François Couperin à la place de Beethoven, de Wagner et de Debussy. Ce manifeste exprime les aspirations de toute une jeunesse lasse des excès de l’impressionnisme et du post wagnérisme.

Le critique musical Henri Collet contribuera à imposer l’appellation du Groupe des Six dans deux articles parus dans Comœdia : « Un ouvrage de Rimsky et un ouvrage de Cocteau : Les Cinq Russes, les Six Français et Erik Satie » (16 janvier 1920) et « Les Six français » (23 janvier 1920).

Une nouvelle musique française
Influencés par le surréalisme, les jeunes musiciens français souhaitent développer un art nouveau loin des effets artificiels de l’avant-guerre, du sentimentalisme post romantique lié à la guerre, des modes esthétiques qui n’ont pas su s’opposer à la boucherie de 14. Ils prônent le scepticisme idéologique face aux valeurs qui ont laissé faire, voire accompagner tant de douleurs.

La musique ne peut être la même désormais. Il faut faire place nette. A la grandiloquence, place au sarcasme, à la poésie surannée fin de siècle, place à la barbarie du rythme, au provincialisme salonnard, l’influence des autres continents musicaux, à la valse d’Europe centrale, le jazz et les rythmes latino-américains. Enfin aux lourdeurs des orchestrations allemandes, la légèreté de l’ellipse et la fraîcheur de la litote.

Six compositeurs en quête d’un nouveau public.

Louis Durey 1888-1979
C’est le plus jeune. Bien qu’issu de la bourgeoisie parisienne et gagné à la musique par Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, Louis Durey partagera quelques temps avec les Six la fréquentation de l’avant-garde artistique mettant en musique des poèmes d’Apollinaire ou de Saint-John Perse. Il s’éloigne pourtant vite de l’insouciance des Années Folles en adhérant au Parti Communiste français puis en participant activement à la Résistance. Son engagement populaire le pousse aussi à s’intéresser, en musicologue comme en créateur, au patrimoine du chant choral des campagnes françaises. Louis Durey travailla ainsi à reconstituer des œuvres, alors presque oubliées, de Clément Janequin et Roland de Lassus et harmonisa de nombreux chants folkloriques. Il composa lui-même d’imposantes cantates militantes « La guerre ou la Paix ou la longue marche de Mao (1949) ou encore Cantate à Ben Ali (1952). Il fut le critique musical avisé du journal l’Humanité.

Georges Auric 1899-1983
Originaire de l’Hérault, c’est avec lui que l’on mesure combien les musiciens de l’après-guerre cherchèrent des formes moins traditionnelles pour la musique savante. Auric fut ainsi l’auteur inspiré de musiques de scène et de ballets notamment pour Serge Diaghilev : Les Fâcheux, les Matelots. On lui doit surtout une impressionnante collaboration avec les cinéastes de son temps. Avec Jean Cocteau le Sang d’un poète, la belle et la bête ou Lola Montés de Max Ophuls jusqu’à la Grande Vadrouille de Gérard Oury. Il fut aussi l’administrateur d’institutions musicales comme la SACEM (1954-1978) ou la Réunion des Théâtres lyriques nationaux (1962-1968).

Darius Milhaud 1892-1974.
Fils d’une famille juive du Comtat Venaissin, Milhaud étudie à Aix en Provence dans une ambiance culturelle riche. Il entre au Conservatoire de Paris en 1910 où il est élève de Paul Dukas. Il rencontre également Auric et Honegger qui deviendront ses amis mais aussi Paul Claudel très célèbre à l’époque. Il compose la musique de scène de l’Orestie. Il suivra Claudel en Amérique latine à Rio de Janeiro ou il écrira son chef d’œuvre Saudades do Brazil (1920). Il revient en France comme journaliste musical sans cesser de composer. Le régime de Vichy le contraint à quitter la France. En Californie il enseigne et forme les futurs minimalistes américains. Son corpus est immense 450 titres, 14 opéras, 12 symphonies et de nombreuses pièces de musique de chambre. A Marseille on a pu voir il y a quelques années son grand opéra Christophe Colomb.

Arthur Honegger 1892-1955.
Il est d’origine suisse mais il est né au Havre. Son enfance est musicale avec des parents mélomanes qui le propulsent au Conservatoire de Paris en 1911 pour devenir violoniste. Il se lie d’amitié avec Darius Milhaud. Il compose très tôt des pièces de musique de chambre et des mélodies. Il admire Igor Stravinski dont il devient un des amis. Très attiré par le mouvement et le sport il compose deux poèmes symphoniques Rugby en 1928 (que j’ai vainement conseillé à l’Opéra de Toulon, sponsorisé par le RCT…) et surtout Pacific 231 en 1923 à la gloire d’une… locomotive. C’est aussi un grand symphoniste et orchestrateur (cinq symphonies dont la symphonie liturgique), deux grands oratorios ambitieux Jeanne au bucher et Le roi David sur un texte de Paul Claudel.

Germaine Tailleferre 1892-1983
Elle poursuit des études musicales malgré l’opposition de ses parents. Elle entre au conservatoire de Paris en 1904 et étudie pendant dix ans. Elle rencontre les artistes de Montparnasse et Montmartre, Apollinaire, Fernand Léger ou Paul Fort, Picasso et Modigliani. Elle dû combattre de nombreux préjugés pour s’imposer et rencontra de nombreux artistes pour lesquels elle composa une musique typiquement française, tournant le dos aux expériences germaniques (le dodécaphonisme) et au romantisme décadent. Son œuvre est restée surtout vivante grâce à sa musique de chambre, sensuelle et claire. Elle fut défendue par de nombreux artistes qui apprécièrent sa limpidité d’écriture : la harpiste Caroline Tardieu, le violoniste Jacques Thibaud et le pianiste Alfred Cortot ainsi que le compositeur franco-roumain Georges Enesco ou Marguerite Long.

Francis Poulenc 1899-1963
Fils d’une riche famille du groupe industriel Rhône-Poulenc (la célèbre aspirine) il est très jeune passionné par la musique qu’il étudie en autodidacte. Son génie est évident. Il est rapidement repéré par les critiques et les organisateurs de concerts. D’un esprit clair et raffiné il compose des œuvres à succès comme le Concert Champêtre (1928) et un opéra provoquant « les Mamelles de Tirésias. Il rend hommage au Paris « canaille et grivois » avec les Chansons gaillardes (1925). Il vit au grand jour son homosexualité ce qui lui vaut de nombreuses critiques et brimades. En quête de spiritualité il composera aussi des pages mystiques et religieuses comme les Litanies de la Vierge noire (1936) et un splendide Stabat Mater (1950). Il rencontre le succès avec son opéra le Dialogue des Carmélites créé à la Scala de Milan. C’est également un virtuose du piano avec un talent d’accompagnateur reconnu. Il accompagne son ami et compagnon le baryton Pierre Bernac sur des textes de Max Jacob ou louise de Vilmorin.

Les Mariés de la tour Eiffel, une œuvre collective
Le ballet a été commandé à Jean Cocteau et Georges Auric par Rolf de Maré, riche mécène suédois, fondateur et directeur de la troupe parisienne des Ballets suédois. Le scenario original de Cocteau était intitulé Le Massacre du repas de noce. Raymond Radiguet, jeune écrivain alors proche de Cocteau, aurait mis la main à la rédaction du livret.

Manquant de temps, Auric avait demandé à ses amis du Groupe des Six de l’aider à la composition, ce que tous acceptèrent, à l’exception de Louis Durey.

Cocteau imagina dans les Mariés un monde à la fois absurde et poétique. L’intrigue raconte les mésaventures d’une famille de bourgeois parisiens rassemblés un 14 juillet autour d’un repas de noces offert au restaurant du premier étage de la tour Eiffel.

Le scénario frise le non-sens : un couple de jeunes mariés prend son petit déjeuner sur l’une des plateformes de la Tour Eiffel. Un invité fait un discours pompeux alors qu’un photographe invite l’assemblée à « regarder le petit oiseau sortir ». Un bureau de télégraphe apparaît subitement sur la plateforme. Un lion entre et dévore un des invités alors qu’un étrange personnage dénommé « un enfant du futur » surgit et tue tout le monde. Le ballet se termine par la fin du mariage.

Cette farce grinçante autour des stéréotypes de l’époque la famille, la bourgeoisie, l’armée et même la très admirée tour Eiffel fut créée au théâtre des Champs-Élysées à Paris le 18 juin 1921. L’orchestre était dirigé par Désiré-Émile Inghelbrecht. Les narrateurs étaient Jean Cocteau et l’acteur Pierre Bertin. Ce fut un beau scandale.  Cocteau, interrogé sur le sujet du ballet, répondit : « Vacuité d’un dimanche, bestialité humaine, expressions toutes faites, dissociation des idées, de la chair et des os, férocité de l’enfance, la poésie miraculeuse de la vie quotidienne »

Le ballet est composé de 10 scènes :
Ouverture (14 juillet) – Georges Auric

Marche nuptiale – Darius Milhaud

Discours du général (polka) – Francis Poulenc

La Baigneuse de Trouville – Francis Poulenc

La Fugue du massacre – Darius Milhaud

La Valse des dépêches – Germaine Tailleferre

La Marche funèbre – Arthur Honegger (dans laquelle il s’inspire de la valse de l’opéra Faust de Gounod)

Quadrille – Germaine Tailleferre

Ritournelles – Georges Auric

Sortie de la noce – Darius Milhaud

Le sens de l’œuvre
Derrière l’apparente absurdité surréaliste il y a un sens caché. Il faut bien comprendre à quel point la boucherie de 14-18 (10 millions de morts) a été un traumatisme pour l’Europe et notamment pour la France dont toute une génération fut sacrifiée. Il y a un avant et un après la guerre de 14. Les valeurs sont bouleversées. Les certitudes ont été ébranlées : le mariage, la famille, le sens de l’honneur, les vertus du travail, de l’armée etc… ont été convoquées devant le tribunal moral de la paix et de la justice. Poètes et artistes ont dénoncé l’incapacité de ces valeurs traditionnelles à protéger la paix et la fraternité. Cocteau le dit dans le Coq et l’Arlequin : « l’art avait épuisé son sac de certitudes ». Vive le non-sens puisque le sens, la logique, la tradition n’ont fait que « s’adapter à l’horreur ».

C’est la guerre précisément, la soi-disant « der des der », l’horrible massacre de 14-18, qui a précipité les conditions de cette nécessaire rupture avec un passé désormais discrédité dans la faillite sanglante d’une civilisation. Ses fastes somptueux et décadents devront faire place nette à quelque chose de plus fruste et de plus frugal, mais aussi de plus frais et de plus vivant. Finis les sortilèges, les faunes évanescents, les sirènes langoureuses, les walkyries hurlantes, les lourdes nuées métaphysiques post-wagnériennes dont la philosophie fumeuse ne masque que le sinistre bruit des bottes.

Place à une esthétique de clarté, de franchise et de simplicité, un art « à l’emporte ­pièce », nous dit Cocteau, et aussi un art français, dont le Coq est le symbole

C’est en cela que certaines œuvres du groupe des Six ont contribué à une déconstruction des idéologies établies. Songeons au Dialogue des Carmélites de Poulenc dénonçant la terreur révolutionnaire quand par ses excès elle nie ses propres fondements idéologiques.

1921-2021 Tout recommence !

Jean-François Principiano

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