Ce qui ne semblait être qu’une formalité pour des marins qui visent le Groenland s’est
en réalité révélé très complexe… ! Sortir de Méditerranée était dans nos têtes un bon
moyen de finir la préparation du Bernick et de peaufiner en douceur nos aptitudes de marin pour les grandes traversées atlantiques à venir, que nenni.
Lors d’une formation que nous avons effectuée avec un spécialiste météo du club nautique celui-ci nous avait, à notre grand étonnement, essentiellement parlé de la difficulté de sortir de Méditerranée et nous autres prétentieux toulonnais, avions bien rigolé, fort de notre expérience dans le mistral force 7.
Petit bémol, une navigation d’une journée entre Toulon et Porquerolles même dans des conditions musclées n’est en rien comparable avec celle de plusieurs jours sur la côte orientale espagnole battue par les vents et la houle, loin du confort de notre rade où nous connaissons le moindre rocher affleurant. Mais qu’importent les difficultés et le retard sur le programme, cela prendra le temps qu’il faudra mais nous finirons par sortir du « jardin ».
Les conditions que nous rencontrons depuis le départ sont loin d’être habituelles, de ports en ports les bruits de pontons nous le confirment. La plus grande difficulté de cette descente plein Sud n’est pas tant le vent mais plutôt cette houle énorme presque ininterrompue qui descend du golfe du lion. Elle est épuisante. Que le vent soit là ou pas, elle ne nous lâche pas et même au mouillage nous gratifie de son inconfort.
La descente se fait par petits sauts de puce, alternant les décors grandioses et des villes déconcertantes de laideur. La palme du moche revenant sans aucun doute à la charmante cité balnéaire de Benidorm, deuxième ville ayant le plus de gratte-ciel par habitant derrière Manhattan. Une ville fantôme où nous nous sommes arrêtés un soir après une grosse journée de mer le long d’une cote magnifique ; contraste saisissant.
Les architectes espagnols des années 80 n’avaient pas le bon goût de leurs aînés. Cette ville résume bien ce littoral, intrinsèquement beau mais tellement détruit par des promoteurs immobiliers sans scrupule.
Après deux semaines de bons et loyaux services notre fée du logis Paul- Marie nous a quittés à Carthagène, alors relayé par Antoine un autre fidèle compagnon qui nous accompagnera jusqu’au Cap Vert, aux portes de la Transat’. Avec ses forts et ses ruines anciennes, Carthagène nous aura beaucoup plu ; d’autant plus que la configuration du port a permis au Bernick de se montrer aux nombreux passants intrigués de cette ville habituée à voir passer les candidats méditerranéens à la Transat. Notre espagnol rudimentaire essayant de prendre le relais des affiches et autre bâches explicatives de la mission : « si estamos frances y vamos a hacer la vuelta del atlantico norte », nos compétences s’arrêtent plus ou moins là.
Toujours cap au Sud nous arrivons finalement à Almeria. Et, alors qu’un créneau se dessine pour passer Gibraltar, qui est à moins d’une journée de navigation, nous préparons le bateau pour une traversée directe jusqu’aux îles Canaries sans s’arrêter sous le célèbre rocher. Courses de nourriture, réparations diverses mais qui nous ont quand même pris une grosse journée de travail. Finalement nous partons comme convenu le lundi soir sans avoir pu cependant faire le plein de gasoil.
Nous sommes en vue du Rocher, possession de la perfide Albion au petit matin. C’est une mer pleine de moutons dansant au milieu d’un golfe clair qui nous accueille ; et si la bergère a d’ordinaire un tout autre visage, Bernick fait un pâtre honorable.
C’est dans ce cadre apaisant qu’une dernière vérification des marées nous donne des valeurs totalement différentes de celle précédemment regardées. En effet en tapant « marée Gibraltar », la première page Google nous avait en réalité affichée les prévisions du 2 mars 2022. Elle est décidemment jalouse cette Méditerranée, et nous un peu couillons.
Cela nous oblige à attendre le bon créneau du soir au mouillage dans la baie de Gibraltar. Là un nouveau problème de disjoncteur (ne pas mettre en contact le fil noir et le fil rouge qu’on nous avait dit…) et de batterie moteur nous obligent à ressortir notre attirail de bricolage. C’est en voulant enlever un collier de serrage au couteau que Victor s’est malheureusement planté celui- ci profondément entre l’index et le pouce. Il est 13h, le dernier moment pour passer Gibraltar avant une grosse dépression en Atlantique est à la marée basse de 18h, le chrono est lancé.
Direction le port et les urgences. Nous savons que sa blessure n’est pas grave mais on veut éviter de l’aggraver en jouant aux apprentis sorciers. Nous avons été bien formés au maniement des agrafes et autres points de sutures, mais un hôpital est à moins d’une heure. Revenu à temps avec un point sur la main, pour un départ à peine en retard, nous nous dirigeons vers la station essence, fermée jusqu’au lendemain.
Il est totalement inconcevable de partir sans le plein sachant que nos réserves sont presque à sec. Cela nous apprendra à ne pas anticiper. Nous voilà donc de retour au port pour 3 jours, l’attente est longue mais l’accomplissement n’en sera que plus beau. La météo se précise ; jeudi soir nous larguons les amarres pour une semaine de navigation et près de 900 nautiques à couvrir jusqu’aux îles Canaries. Enfin le grand large, nous jetons un dernier regard ému à cette Méditerranée qui nous aura tant fait galérer mais qui va tellement nous manquer. Petit clin d’œil d’au revoir du Rocher de
Gibraltar qui, dans son éclairage vespéral, ressemble à s’y méprendre à notre cher Faron.
Malgré les centaines d’heures de travaux effectuées, le bateau n’est pas encore parfaitement au point surtout d’un point de vue électrique et électronique. C’est donc avec des moyens limités que nous entreprenons cette première grande traversée. Notre iridium go, le réseau internet permettant de recevoir des fichiers météos partout sur le globe, ne fonctionne pas : nous serons sans météo pendant six jours. Nous n’avons toujours pas de loch, ni de sondeur. Les premières heures sont difficiles, les restes de houle de la dépression que nous avons évitée nous empêche de dormir et les personnes de quart sont sur le qui-vive à cause du trafic intense de ce détroit très emprunté.
Les jours suivants ne seront que du bonheur : le plaisir d’être enfin au milieu de l’eau sans apercevoir la terre. Un sentiment de liberté indescriptible rythme nos journées de voile. Excepté le premier jour au moteur pour s’écarter de la côte et aller chercher le vent du large, le reste le voyage ne sera que vent arrière. Les fameux alizés qui soufflent depuis le Sud du Portugal jusqu’aux Antilles en passant par le Cap Vert sont vraiment un terrain de jeu rêvé pour tout navigateur. En effet soufflant toujours dans la même direction, en l’occurrence la bonne, ils ont en plus la qualité d’être réguliers : toujours entre 10 et 20 nœuds. Et ce charmant vent nous accompagnera jusqu’aux Antilles, pastis !
La vie à bord s’organise naturellement autour des quarts de 3 heures et des relevés scientifiques. Chaque jour quelqu’un de différent est responsable du service : pas de quart pour lui mais direction les fourneaux pour nourrir un équipage affamé. Ce que nous appelions initialement journée de repos se révèle redouté de tous tant faire le dîner et la vaisselle quand le bateau roule sous la houle est complexe et fatigant.
Les quarts s’enchaînent. Ceux de nuit sans lune ont une saveur particulière, ils nous permettent d’admirer des cieux étoilés et d’en repérer les étoiles et constellations que
nous autres, néophytes de l’astronomie, essayons d’apprendre.
Quand, la nuit, la houle déferle autour du bateau en faisant un bruit du tonnerre, le plancton dans l’eau se met à luire sous les remous. Le ballet de déferlantes fluorescentes ainsi créé hypnotise le vaillant équipier qui s’est levé à 3heures du matin. Et lorsque les
dauphins s’en mêle c’est véritablement magnifique, la traînée étoilée de planctons laissée par ces animaux si gracieux est un spectacle toujours magique. Boris notre pilote
automatique est désormais un compagnon fiable qui nous seconde fidèlement lors de nos quarts et nous permet de pleinement profiter de ce genre d’instant. Quel luxe de pouvoir regarder les étoiles ou bouquiner sans être constamment à la barre.
Mais le plaisir de barrer est toujours là et manœuvrer Bernick au milieu de l’océan reste unique.
À 11h, c’est le responsable scientifique du jour qui entre en scène. Déployant d’abord le filet Manta pour les prélèvements de micro plastique, il doit ensuite installer le filet de prélèvement de plancton. Une heure après les filets sont relevés, vient le temps du tri et du stockage des bocaux. Les températures s’élevant, ces manœuvres sont de plus en plus aisés et agréables. Fini le temps des pulls péruviens et des vestes de quarts à midi.
Malgré l’absence de bulletin météo, la navigation se déroulera bien et il nous faudra finalement 6 jours pour rallier Gran Canaria. Le bilan de cette première grande traversée est plus que positif. Nous avons mis deux jours de moins que l’estimation, c’est une fusée ce bateau. Des réglages de voile millimétrés compensent l’absence de spi, il est sacrement beau notre voilier au portant avec le génois tangonné et la trinquette en ciseau.
Et il s’est merveilleusement bien comporté même lorsque le vent a fraîchi le quatrième jour accompagné de belles déferlantes. Tout cela est rassurant et nous rend impatient de nous aventurer plus en avant sur cet océan que nous apprivoisons à peine et qui va nous porter sur les 10 prochains mois. La prochaine étape est le Cap Vert, dernière étape avant la transat. Hasta pronto.
Bonne Mer,
L’équipage du Bernick de la mission Nerrivik.