Être parent en 2023 : des interrogations et si peu de réponses

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le pédopsychiatre Pierre Benghozi

Les émeutes qui ont suivi le décès d’un jeune garçon, âgé de 17 ans, ont provoqué une interrogation politique, associative, psychologique, sur le rôle des parents dans une société désorientée.
Des enfants de moins de 15 ans, se sont retrouvés dans la rue à 3 h du matin, ont suivi leurs aînés à peine majeurs, pour affronter les forces de l’ordre, piller des magasins, incendier des véhicules…
Répondre à cette violence n’est pas simple : faut-il condamner sévèrement les jeunes, pénaliser les parents, multiplier les aides associatives ?…
Pour nous aider à comprendre ce phénomène, le pédopsychiatre Pierre Benghozi, psychanalyste, spécialiste des groupes, des couples et des familles, ancien médecin chef du service de psychiatrie de l’enfance, de l’adolescence et de la famille, de Pierrefeu du Var, et Président de la commission interministérielle du Conseil Supérieur en Travail Social sur « les Violences », a accepté de parler de cette crise qui cristallise toutes les colères, ignorées depuis tant d’années…

– Que des mineurs se livrent à des destructions, des pillages et des violences contre les forces de l’ordre, est-il un phénomène vraiment nouveau ?

Le pédopsychiatre Pierre Benghozi :« Revenons déjà sur le terme « émeute » largement utilisé par les médias pour caractériser ces évènements. L’émeute, c’est un soulèvement, généralement spontané et non organisé, résultant d’une émotion collective, qui explose, à l’occasion d’une situation tendue. En cohérence avec cette définition, nous pouvons indiquer que c’est une manifestation généralement violente, qui survient comme un trop-plein, dans le débordement d’une crise.
Ségur proposait déjà, à propos des émeutes napoléoniennes, la formule : « l’émeute n’était alarmante que comme symptôme : elle fut réprimée… » (Ségur Hist.de Napol. XII,5) Telle une maladie infectieuse pour laquelle on ne se contenterait que de chercher à faire baisser la fièvre. En tant que médecin psychiatre, spécialiste de la souffrance des liens, j’analyse les émeutes comme un symptôme.
Les manifestations de violence contre les forces de l’ordre ne sont pas un phénomène nouveau. Ce n’est pas non plus aujourd’hui que la rue est devenue le terrain de jeu privilégié des jeunes, avec la possibilité de retrouver d’autres jeunes
et de se regrouper avec ses pairs, par bandes. Ce qui est un mouvement habituel dans le processus de croissance des adolescents. L’émeute est toujours la manifestation d’un processus groupal. Les émeutiers réassurés, encouragés par l’effet-groupe, stimulés par la fascination des écrans, défient, avec le vécu d’une puissance infantile triomphante, les limites de l’autorité. La communication par les réseaux sociaux facilite les regroupements, en potentialisant les passages à l’acte. Il y a un effet d’amplification.
Ce qui témoigne d’un symptôme, c’est l’embrasement et la répétition de la violence, y compris destructrice de lieux d’accueils sociaux et d’écoles, c’est aussi le pillage des objets de consommation dans leurs propres quartiers, c’est, particulièrement, le vécu et le ressentiment vis à vis de la police et de l’état, censés être protecteurs, comme des ennemis à combattre. »

– Comment jugez-vous l’évolution de la parentalité ces dernières années ? Plus de bienveillance, moins d’autorité ?

Le pédopsychiatre Pierre Benghozi : « Le jeune âge des manifestants, parfois à des horaires tardifs dans la soirée, questionne la responsabilité des parents et le respect de leur autorité. C’est la difficulté parfois présentée comme complaisante, des parents à cadrer, à exercer leur autorité. Ces jeunes, dit-on, « ne devraient pas être dans la rue à cette heure là ! » Le président du tribunal de Bobigny assure que les juges ont surtout côtoyé des familles à bout et impuissantes, durant les comparutions immédiates. Ils avaient face à eux, des mères isolées, des mères en plein désarroi, face à des enfants qui parfois leur échappent. »
Nous sommes dans une société contemporaine en crise, avec une accélération considérable du changement de repères qui organisent les liens conjugaux, familiaux et sociaux… Les identités sociales et familiales sont en transformation. Comment viser à une compréhension des conditions ayant participé à une dé-régulation des organisateurs sociaux et familiaux ? Cela se pense avec une remise en question de nos propres repères théoriques et cliniques, dans une approche de la « complexité » selon Edgar Morin, et non uniquement par une recherche explicative causaliste linéaire, de cause à effet, et de ses conséquences.
Les familles, particulièrement celles dérégulées, sont en difficulté à contenir et à sécuriser les enfants dans l’espace traditionnel familial, alors qu’elles sont confrontées à une déstructuration du lien social. Au niveau familial, il y a un malaise contemporain dans la filiation. Il y a une dérégulation de l’équilibre de la parentalité, et en particulier de la dyade conjugale, des fonctions paternelles et maternelles et, globalement, des frontières générationnelles entre parents, enfants, et fonctions grands parentales. Cette faille est associée à une crise de la transmission des valeurs et des repères identitaires. Le mot « crise » n’est pas péjoratif.
Il met l’accent sur un présent marqué par un passé déjà révolu et par un futur non encore advenu. J’émets l’hypothèse que les émeutes sont une des manifestations du processus de tension critique vécu dans ce contexte de passage, de transitions actuelles sociétales et familiales.
Elles témoignent d’un vécu d’insécurité partagé avec une crise de confiance de ceux qui sont sensés assurer et garantir la protection et la sécurité. Il y a une disqualification généralisée des références de l’autorité à la fois au niveau parental,
familial, institutionnel, professionnel, et au niveau du pouvoir de l’État.
C’est ce que j’appelle une crise de la « métagarance » : la confiance dans les instances ayant la responsabilité de protection n’est plus garantie. Y compris au niveau
de la protection écologique du devenir de la planète.
La disqualification de la fonction protectrice des tiers-garants sociaux comme la police et la justice, les situations de déstructuration et de violences intrafamiliales, favorisent la dérive violente des émeutiers par le retournement du vécu d’insécurité. Il se traduit par un excès de toute puissance individuelle et groupale du groupe des pairs de l’enfant roi, non préparés à gérer les limites.

– Comment répondre à cette évolution, et les professionnels comme vous, travaillent-ils sur ce sujet qui ne doit pas se réduire à une simple réponse politique ?…

Le pédopsychiatre Pierre Benghozi : « Nous retrouvons en pédopsychiatrie des enfants et des adolescents en difficulté, symptômes de situations familiales et de couples en souffrance. Ils peuvent être signalés à la suite de troubles actualisés dans le parcours scolaire.
Le Président Macron pointe « un cadre familial abîmé, désagrégé » ainsi que « les difficultés à assurer l’autorité de base, parfois même à l’école ».
Nous partageons l’appel à la « responsabilité » parentale. Mais cela n’a de sens que dans une approche globale de ce que je décris par un vécu d’insécurité du temps présent… Au niveau conjugal et familial, la possibilité de sanctionner les parents des jeunes délinquants, financièrement ou pénalement, évoquée par le gouvernement, ne validera pas l’autorité parentale.
La sanction désigne et stigmatise les parents comme « les coupables » ! Elle ne peut que les disqualifier et accroitre le ressentiment d’injustice et d’insécurité des plus précaires.
Tout notre travail en tant que professionnels de la santé auprès des enfants, des adolescents et des familles, est en rupture avec le paradigme du parcours de culpabilisation des parents. Les familles souffrent régulièrement d’être stigmatisées, blessées dans leur narcissisme, lors des rencontres avec les institutions socio-éducatives et scolaires, comme « des mauvais parents, de mauvais enfants »…
Lors de la rencontre avec les parents, avec ce nouveau paradigme d’accueil et d’écoute : « les parents ne sont pas coupables, ils sont responsables ! », nous avons nous-même été surpris. Plutôt que de les retrouver déprimés, passifs, démobilisés, nous avons constaté un effet mobilisateur de leur responsabilité protectrice. Ils sont responsables en tant que concernés par un lien de filiation ou d’affiliation. Ils sont concernés avec leur propre histoire familiale et conjugale qui les a construits parent isolé ou en couple. C’est l’enjeu d’une écoute des fondements et de l’accompagnement de la parentalité… Filles et garçons, ils sont symptôme de l’évolution sociétale de leur temps.
Les délits sont condamnables. Mais plutôt que de se centrer uniquement sur la violence des enfants et des adolescents, et sur la culpabilisation disqualifiante des
parents, il faudrait développer des approches de la souffrance du lien familial, parental et conjugal, en créant par exemple, des maisons de la famille et de la parentalité,
ouvertes en proximité avec les garants protecteurs du lien social. »

Propos recueillis par Nicole Fau

Quelques chiffres
Depuis le début de l’embrasement, le 27 juin, 3693 personnes ont été placées en garde à vue, en lien avec les troubles, dont 1149 mineurs, selon les chiffres communiqués par la
Chancellerie. Il n’y a pas de « profil type » des jeunes jugés, selon le président du tribunal de Bobigny (Seine Saint-Denis) « mais il y avait des enfants très jeunes de 13 ans, dont près de 50% avaient moins de 16 ans ». Un tiers des personnes interpellées depuis le début des émeutes sont des mineurs », a souligné le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, et la moyenne d’âge est de 17 ans. »
Le président du tribunal de Bobigny explique que ces émeutiers étaient peu ou pas connus des services : « vous avez beaucoup de primo-délinquants, beaucoup de personnes qui ne sont pas forcément ancrées dans la délinquance. »

Bibliographie
BENGHOZI P. (2002) « Violence et champ social »
Rapport national sur les violences, Conseil Supérieur du Travail Social, Ministère de l’Emploi et de la Solidarité ENSP.

BENGHOZI P., ETCHART P. (2020) « L’inceste, scènes de Famille. Paris InPress

BENGHOZI P. (2021) « Les pseudo-lolitas. Le scénario de l’exposition au danger.
Le Journal des psychologues

BENGHOZI P. (2022) Clinique, souffrance et attaque de la métagarance dans les familles, les institutions et le lien social. Avancées en psychanalyse de couple et de famille
dans le monde contemporain. Revue Internationale de Psychanalyse du Couple et de la
Famille.

1 COMMENT

  1. Avoir détruit la famille,donc son rôle éducatif, pour dire le moins,depuis une quarantaine d’années,avec l’assentiment,disons la complicité de l »’opinion publique », donne les résultats que l’on voit aujoud’hui. Et le pire est devant nous..
    Ne rêvons pas, ,sans espoir de retour.
    Rendez vous dans un mois, un an, dix ans et plus.

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