Didon et Enée de Henry Purcell

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Amours et Destinée
Didon et Enée (Dido and Aeneas) est un opéra baroque en trois actes. La musique est de Henry Purcell (1659-1695) et le livret de Nahum Tate (1652-1715) dramaturge et poète irlandais, d’après le Livre IV de l’Enéide de Virgile. C’est à la fois le premier opéra en langue anglaise et le chef d’œuvre du compositeur.

La création de l’opéra anglais
Après la période d’austérité culturelle sous Cromwell, la Restauration de Charles II Stuart coïncide avec le renouveau de la vie artistique anglaise. L’opéra, invention italienne du siècle précédant  d’abord appelé impresa connaît alors un grand succès auprès des cours princières d‘Europe.

On a longtemps pensé que Purcell avait composé Didon et Enée pour Josas Priest, maître à danser du collège de jeunes filles de Chelsea, la Boarding School for Girls, dans la banlieue de Londres, à l’automne 1689. Or, cet opéra est clairement inspiré de Vénus et Adonis, un masque (divertissement pour le roi) composé en 1682 ou 1683 par le maître de Purcell, John Blow. Il n’existe pas de partition originale.

L’exécution de Didon nécessite en effet le même nombre de chanteurs, de rôles solistes, et probablement les mêmes costumes furent portés par la troupe de John Blow pour représenter successivement les deux œuvres. Les musicologues modernes pensent que l’œuvre de Purcell a sans doute été créée vers 1683-1684 au Whitehall, à la cour de Charles II ou dans les appartements de Windsor.

L’argument
L’action se passe à Carthage, dans le palais de Didon, qui avoue à sa suivante Bélinda son trouble pour le prince troyen Enée. Dans une grotte, la magicienne et ses sorcières œuvrent à la destruction de l’insupportable bonheur du  futur couple royal. Elles dépêchent un esprit qui, sous les traits de Mercure, enjoint le prince de partir au plus vite conquérir l’Italie.

Enée se soumet  contre son gré à l’ordre de Jupiter et décide de partir le soir même. Les marins, compagnons d’Enée, se préparent à quitter Carthage. Les sorcières se réjouissent de la réussite de leur plan et projettent de faire sombrer le navire d’Enée. Le prince annonce à la reine son départ. Elle refuse d’entendre ses explications et se donne la mort.

Acte I. A Carthage au palais de la reine Didon
Belinda, la confidente de la Reine Didon, l’exhorte à retrouver la gaîté (aria « Shake the cloud from off your brow »). Elle devine que la cause de l’accablement de la Reine est son amour secret pour le prince Troyen Enée (« Ah ! Belinda, I am prest »). Belinda encourage Didon à accepter cet amour : une telle union assurerait la prospérité de Carthage, l’honneur de la reine et le bonheur d’Énée, qui ne cache pas son inclination pour Didon. Aux encouragements de Belinda se mêlent ceux de la seconde dame d’honneur et du chœur des courtisans. Énée paraît, accompagné par sa suite de Troyens, et se déclare à la reine. Elle tente faiblement de le repousser tandis qu’il se montre prêt à forcer son destin pour demeurer auprès d’elle et servir Carthage. Belinda et le chœur encouragent l’Amour à vaincre les réticences de Didon. Celle-ci finit par céder au fils de Vénus, à la grande joie de la cour.

Acte II. Une grotte
La magicienne rassemble ses sorcières dans une grotte afin de fomenter la ruine de Didon et la destruction de Carthage. Elle troublera la partie de chasse des deux amants par un orage. Un esprit maléfique apparaîtra alors à Énée sous les traits de Mercure et lui ordonnera de partir sur le champ pour accomplir sa destinée et fonder une nouvelle Troie c’est-à-dire Rome. Les sorcières se réjouissent de ce plan machiavélique (duo « But ‘ere we this perform »).

Un bosquet
Lors d’une partie de chasse, Didon, Énée et leurs courtisans admirent les beautés de la nature environnante quand un orage éclate. Tous se dépêchent de regagner le château. Énée, qui s’est attardé, voit apparaître l’esprit maléfique sous les traits de Mercure. Celui-ci l’enjoint d’obéir à Jupiter au plus vite et de quitter Didon pour appareiller vers l’Italie avec ses guerriers. Déchiré, Énée se soumet mais blâme les Dieux pour leur sévérité.

Acte III.
Le port de Carthage
Dans le port de Carthage, les marins troyens s’apprêtent à reprendre la mer, le cœur léger, sans regretter les femmes qu’ils abandonnent (« Come away, fellow sailors »). La magicienne et ses sorcières se réjouissent de la détresse imminente de la reine, qui sera fatale à Carthage. Il leur reste à déchaîner une tempête qui coulera le navire d’Énée, et leur joie sera complète.

Le palais
Lorsqu’ Énée vient annoncer à Didon qu’il doit la quitter pour obéir à l’ordre divin, elle le rejette et lui reproche de l’avoir trompée. Énée décide alors de braver les dieux et de désobéir à Jupiter. Hors d’elle, Didon le renvoie. Après son départ, elle demeure entourée par Belinda et sa cour, et s’abandonne à la mort (lamento « When I am laid in earth »)

L’art de Purcell
Henry Purcell surnommé l’Orphée britannique est considéré comme l’un des plus grands compositeurs anglais. Sa musique représente une alternative, et une synthèse, aux musiques italienne et française qui dominent à l’époque.

Il est né  à Westminster dans la banlieue de Londres en 1659 dans une famille de musiciens. Son père est maître des chœurs de l’Abbaye et son oncle Thomas Purcell est musicien à la cour du roi Charles II ; son frère Daniel sera lui aussi compositeur.

À l’âge de 6 ans, il devient choriste à la Chapelle royale et commence à étudier le chant, le luth, le clavecin, le violon et la composition. Il  compose très jeune, et à l’âge de 11 ans, écrit une première ode en l’honneur du roi.

Henry Purcell est d’abord nommé conservateur des instruments de la Cour en 1673, accordeur de l’orgue de Westminster en 1674 puis, en 1677, compositeur de l’orchestre des « violons du roi ». Deux ans plus tard, il succède à son maître John Blow comme organiste à l’Abbaye de Westminster.

Après avoir essentiellement composé pour le théâtre de 1675 à 1679, il commence à répondre à partir de 1680 à des commandes et écrit des chants, odes et hymnes pour accompagner les événements de la famille royale.

En 1682, il est nommé organiste de la chapelle royale et sa réputation ne cesse de s’accroître. Sa première œuvre publiée est un recueil de douze sonates, paru en 1683. En 1685, il écrit un anthem (hymne sacré), intitulé « My heart is inditing of a good mater » en l’honneur du couronnement de Jacques II. Il compose également pour le couronnement de Guillaume III et de la reine Marie en 1689.

Après avoir renoué avec le théâtre, il compose son plus grand chef-d’œuvre et premier opéra anglais Didon et Enée qui, après avoir été très probablement donné à la Cour de Charles II, sera représenté en 1689 dans un collège de jeunes filles de Londres.

Musicalement, cette œuvre recèle un étonnant pouvoir émotionnel, où la concision n’enlève rien à la tension dramatique. La richesse mélodique associée à un grand éventail de styles vocaux, laisse libre cours à l’effusion sentimentale.

Il parvient, dans cette œuvre inspirée de l’Enéide de Virgile, à conjuguer influences musicales françaises et italiennes tout en s’adaptant à la prosodie propre à la langue anglaise.

Il s’agit du seul  véritable opéra qu’ait réalisé Purcell. Il se  consacre par la suite à des semi-opéras ou masques, eux aussi très connus, comme The Prophetess or the history of Dioclesian (1690), King Arthur (1691), The fairy Queen (1692), adaptation du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare) et The Indian Queen (1695). En 1694, il compose son célèbre Te deum and Jubilate ainsi qu’un chant pour l’anniversaire de la reine Mary.

Henry Purcell meurt en pleine gloire à 36 ans.  Il est enterré au pied de l’orgue de l’abbaye de Westminster.

Relire l’Énéide de  Virgile
« Pauvre Didon, nul époux ne t’a donné le bonheur. Celui-ci meurt, tu fuis ; celui-là fuit, tu meurs »
Ausone, Epitaphe des héros.

L’histoire de Didon et Enée fait partie de L’Énéide de Virgile (70-19 avant JC), la plus célèbre des épopées en langue latine. Seule à pouvoir rivaliser avec l’Iliade et l’Odyssée d’Homère, l’ouvrage a inspiré des générations de lettrés et d’artistes de l’Antiquité jusqu’à nos jours.

L’Énéide est le récit des épreuves du prince Troyen Énée, fils d’Anchise et de la déesse Vénus, fondateur de Rome et ancêtre mythique du peuple romain. Composé de 12 livres (ou chants), le poème retrace les aventures d’Enée depuis la prise de Troie jusqu’à son installation dans le Latium. Le poème, écrit entre -29 et -19, contient environ 10 000 vers.

Les quatre premiers livres sont consacrés à Didon et à l’épisode de Carthage. La rencontre entre Didon et Enée en Libye a lieu dès le premier livre. Enée et ses compagnons sont rescapés d’une tempête déchaînée par Junon, qui les a détournés du but de leur voyage, l’Italie. Ils abordent alors aux rives de la Libye et se rendent à Carthage où ils sont accueillis par Didon qui les convie à un grand banquet.  Chez Virgile, on sait dès le début que Didon vient de fuir Tyr, suite au meurtre de son époux Sychée, pour fonder Carthage. La Reine, déjà éprise d’Enée, lui demande alors de lui conter ses aventures, récit qui fait l’objet des deux livres suivants.

Enée retrace alors la chute et le saccage de Troie (épisode du cheval d’Ulysse) ainsi que sa fuite avec Anchise, son père. Dans le livre III, il est question du voyage qui s’ensuit, au cours duquel l’oracle d’Apollon révèle à Enée le lieu où il doit fonder la nouvelle Troie. Interprétant tout d’abord ces paroles de façon erronée, Enée se rend en Crète avant de faire route vers le Latium (Italie).

Le livre IV tout entier est consacré aux amours de Didon et Enée.
Didon tente tout d’abord de résister à ses sentiments, qui s’avèrent incompatibles avec le vœu de fidélité qu’elle a fait à son mari mourant – y céder reviendrait pour elle à manquer à son devoir et à la dignité que lui impose sa charge. Mais sa sœur Anne la persuade de céder à son amour. Un concours de circonstances fatal (ourdi par les dieux) l’amène à se retrouver seule avec Énée lors d’une partie de chasse et à devenir sa maîtresse.

Désormais, Didon et Énée vivent leur amour au grand jour. Énée, sous l’influence de la personnalité et de la beauté de Didon, commence à se détourner de sa destinée – fonder la nouvelle Troie. Les dieux interviennent par l’intermédiaire de Mercure, qui persuade Énée de quitter Carthage. Conscient de la force des sentiments de Didon, il ne peut se résoudre à lui annoncer son départ. Elle apprend son projet avant même qu’il ne se soit décidé à lui parler. Une scène terrible s’ensuit. Énée, désespéré, ne peut que reconnaître sa dette envers Didon. Il lui rappelle qu’il n’est que l’objet du destin et la supplie de ne pas rendre la séparation plus difficile. Après avoir laissé éclater sa colère et maudit Enée, Didon, restée seule, se suicide.

Une Reine de Carthage a bien existé historiquement; elle s’est en réalité suicidée pour éviter son mariage avec un roi rival, Hiarbas.

Nahum Tate, connu pour le carol (chant de noël) « While shepherds watched their flocks by night » et auteur d’un ouvrage sur l’éducation des jeunes filles, a écrit pour Purcell un livret passablement éloigné de la version de Virgile. Toutefois, on peut supposer que le public de l’époque connaissait suffisamment l’Énéide pour reconstituer l’intrigue et accepter les variantes. Par cette connaissance du texte de Virgile, la longue lamentation de Didon peut être entendue dans le contexte de la perte de ce qui a été pour elle un amour dévorant, un amour qui l’a amenée à trahir la mémoire de son cher époux, à perdre le respect de sa cour et à oublier Carthage.

 Le sens allégorique de l’œuvre
Ce qui fait la beauté de cet opéra c’est la recherche d’une manière concise et dense de dire le drame de la condition humaine, victime des passions et du destin, à travers un sujet allégorique et mythologique à valeur universelle.

Cette œuvre, malgré une écriture dépouillée, dégage une grande expressivité musicale et une grande efficacité dramatique, notamment lors des trois moments clefs du drame : « Ah Belinda » (acte 1), « Oft she visits » (acte 2) et « When I am laid » (acte 3) où, pour mettre en relief le malheur de Didon, Purcell fait usage de la basse obstinée  aux cordes (motif de basse qui se répète et qui accompagne un air).

Le côté allégorique, toujours présent dans les opéras baroques, se manifeste ici dans la joie du chœur de marier deux monarques : Didon et Énée sont ici les allégories de Mary II et Guillaume III  d’orange qui ont régné entre 1689 et 1694 en Angleterre, instituant la monarchie parlementaire (la Glorieuse Révolution).

De même, la menace proférée par la Sorcière pour le cas où Énée choisirait de rester auprès de Didon, véhicule un message politique. Elle met en garde les monarques anglais quant à toute alliance avec le catholicisme romain qui ne correspond  ni au volontarisme britannique  ni à  leur identité.

Notons aussi l’irruption du burlesque dans le tragique lorsque les sorcières, éléments perturbateurs, amènent une dimension comique au drame en chantant des onomatopées (« oh, oh, oh ») sur un ton nasillard, comme pour dire que sous la condition humaine souvent tragique il y a le pathétique  comique de notre vulnérabilité commune.

La dernière scène est une leçon de stoïcisme face à la mort inéluctable. C’est le chant de Didon mourante, cette lamentation qui reste le sommet de l’œuvre. Elle illustre parfaitement  ce trouble qui nous étreint, suivit du chœur final aussi puissant que dans une Passion de Jean Sébastien Bach.

Enfin, la présence d’une morale « familiale » dans la chanson du marin au début de l’acte III rappelle qu’une jeune femme ne doit pas succomber aux charmes d’un jeune homme, et encore moins croire à ses promesses…Tout cela et surtout la musique font de cette œuvre une borne milliaire de l’art européen qui rejoint en un arc au-dessus des siècles les Troyens de Berlioz puisant à la même source.

Jean-François Principiano

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