1) Le président Emmanuel Macron a déclaré que la période était celle de “la fin de l’abondance » des ressources. Concernant la question énergétique, est-ce véritablement le cas ?
Philippe Charlez*1 :Le président essaie surtout de préparer les Français à un hiver potentiellement difficile. Si tel est le cas, il pourra dire qu’il aura prévenu, si tel n’est pas le cas il pourra dire qu’il a géré correctement la crise. Cette anticipation catastrophiste doit donc être surtout lue comme une manœuvre de communication.
La guerre russo-ukrainienne n’est qu’un révélateur conjoncturel d’une crise structurelle liée à une pénurie d’offres et datant de l’été 2021. Elle concerne le gaz davantage que le pétrole. Cette crise d’offre courait déjà depuis 2018-2019 mais avait été en partie occultée par la crise du Covid qui avait fait baisser fortement la demande. Et, dès que la demande a repris après le second confinement, la crise s’est révélée.
Les causes profondes remontent à 2015. Les gaz et pétroles de schistes ayant envahi le marché au cours des années 2010 à 2015, les cours des hydrocarbures s’étaient effondrés. Et, en conséquence, les investissements dans le développement des nouveaux champs pétroliers et gaziers avaient été drastiquement réduits. La baisse est impressionnante : 800 milliards de dollars au niveau mondial en 2015 contre seulement 325 milliards de dollars en 2021. 2021 est d’ailleurs une année historique puisque c’est la première fois que les investissements dans les renouvelables ont dépassé ceux dans le gaz et le pétrole. Ce phénomène a été renforcé par la pression des ONG environnementalistes sur les banques pour qu’elles cessent de prêter aux compagnies pétrolières et aux Etats producteurs. Cette baisse des investissements a mécaniquement induit une baisse de l’offre dans la mesure où sans ces champs nouveaux la production des champs anciens baisse naturellement de 4 à 6 % par an.
Cette crise de l’offre a évidemment été amplifiée par le conflit : en plus de cette réduction structurelle, nous avons choisi de nous priver du gaz et du pétrole russe et cela pourrait durer plusieurs années. Toutefois, contrairement à ce que laisserait entendre le Président…le gaz et le pétrole sont toujours là. Compte tenu des prix élevés résultant de cette crise de l’offre, les producteurs Etats-Unis en tête investissent massivement ce qui devrait progressivement booster la production et corriger le manque d’offre. Si Emmanuel Macron fait du catastrophisme pour anticiper l’hiver, il ne faut pas oublier que l’énergie c’est le temps long. Malgré la progression des investissements, il faudra plusieurs années pour revenir à l’équilibre.
Loïk Le Floch-Prigent : J’avoue ne pas bien comprendre le Président de la République qui a l’air de donner son aval à ceux qui estiment arrivée la fin du monde et qui demande aux humains de faire pénitence en acceptant la décroissance. Restons donc sur le sujet de l’énergie où la réalité est tout au contraire de maintenir la disponibilité d’une énergie abondante et bon marché capable de satisfaire les besoins d’une population toujours croissante. Tous nos efforts scientifiques, techniques et industriels se portent sur la nécessité de mobiliser toujours plus d’énergie en multipliant les sources, en améliorant les rendements et, bien entendu en évitant les gaspillages . Si le propos vise à sensibiliser la population française sur ce dernier point, il mériterait d’être précisé car il est toujours bon de dire qu’il faut économiser les biens de la nature et les utiliser correctement . Nos sources d’énergie continuent à être abondantes , fossiles, nucléaires, hydrauliques, géothermiques, éoliennes et solaires, chacune avec leurs qualités et leurs défauts, leur utilisation peut varier selon les régions du monde, mais si l’on maintient un mix rationnel et équilibré dans chaque pays, il n’y a aucune raison de paniquer . La situation européenne de ces derniers mois a été créée par des erreurs d’investissements , des anathèmes émotionnels à l’égard des énergies fossiles, une confiance aveugle dans des énergies intermittentes encore hors de prix et un ostracisme inexplicable en ce qui concerne le moteur thermique. Il y a un coté « levez vous vite orages désirés « dans une politique européenne de l’énergie qui refuse l’abondance nucléaire et fossile sans préparer l’abondance ailleurs, une politique émotionnelle dont les résultats étaient prévisibles . Par exemple le programme français « neutrons rapides « qui voulait utiliser les déchets et l’uranium appauvri pour produire de l’électricité a été arrêté deux fois, en 1997 (Super Phénix) et en 2019 (Astrid) alors que tout le monde sait que c’est un moyen indiscutable d’obtenir une énergie abondante et bon marché et que Chinois, Russes comme Américains ont mis beaucoup de moyens pour réussir rapidement (avec notre aide involontaire de pionniers).Si la pénurie arrive, c’est que nous l’avons systématiquement organisée en refusant de nous confronter aux réalités et en rêvant un univers qui n’existe pas. Encore un exemple, l’Europe peut exploiter « son » gaz de schiste , elle ne l’a pas voulu, elle achète désormais celui des Américains !
2) Dans quelles mesures nos décisions de politique d’approvisionnement énergétique (aussi bien en termes géopolitiques que de mix des sources d’énergie) créent-elles nos difficultés actuellement ?
Philippe Charlez : Le monde en général, l’Europe en particulier ont fait deux erreurs graves. Ils ont d’une part oublié que le mix énergétique mondial était toujours composé de 82% d’énergies fossiles et que ce chiffre restait désespérément constant. D’autre part, ils ont choisi d’investir massivement dans les énergies renouvelables (solaires et éoliens) : plus de 5000 milliards de dollars au cours des 15 dernières années. Or ces énergies sont intermittentes. Pour pallier les intermittences, elles ont besoin d’un « ami pilotable ». Il y en a trois possibles : le charbon, le nucléaire ou le gaz. Comme on essaye par tous les moyens d’éliminer le charbon car c’est le plus émetteur de CO2 et que de nombreux pays ne veulent plus du nucléaire (on a investi quelques dizaines de milliards dans le nucléaire ces dernières années, depuis 2000 il n’y a pratiquement plus eu de construction de nouveaux réacteurs à travers le monde) il ne reste le gaz. Le poids croissant des renouvelables a donc été un booster mécanique de la demande gazière pour fabriquer l’électricité.
Rupture de l’offre et croissance de la demande gazière, ce que le Président appelle pénurie ou fin d’abondance n’est en fait qu’une rupture offre demande qui devrait se corriger en quelques années. Mais, cette rupture est riche d’enseignement quant à la faillite de la stratégie énergétique européenne. Ces choix ont été particulièrement défaillants en Allemagne. En 2010, Berlin a fait deux choix : booster les renouvelables de manière colossale (presque 1000 milliards investis en dix ans dans le solaire et l’éolien) tout en décidant de sortir au nucléaire. Entre 2010 et 2015, le gaz était très cher et les Allemands ont plutôt favorisé le charbon qu’ils produisent toujours massivement. Mais quand les prix du gaz se sont effondrés en 2015, ils ont tout misé sur le gaz russe, avec notamment la construction des gazoducs Nord Stream. Consciemment, ils se sont mis sous dépendance gazière. Si la guerre en Ukraine est venue rajouter une couche conjoncturelle, la rupture offre/demande est avant tout structurelle.
Loïk Le Floch-Prigent : Ce sont bien nos décisions qui conduisent aujourd’hui à nos difficultés . La crise Russo-Ukrainienne n’est pas la cause de nos malheurs, cela n’en est que le révélateur. Le renchérissement des prix de l’énergie a pris de l’ampleur depuis deux ans, et pas les derniers six mois ! Les investissements dans les énergies intermittentes (solaire et éolien) présentées comme des solutions se sont avérées très couteuses et les retards pris dans les programmes nucléaires ont été préjudiciables à l’efficacité globale de l’écosystème énergétique européen, d’autant que la production hydraulique, renouvelable mais pilotable était attaquée également par les idéologues opposés à l’utilisation de l’eau qui coule ! La politique énergétique a été dans les mains de l’écologie politique en Allemagne, en France, en Belgique …et à la Commission Européenne et cela débouche sur une catastrophe dont le fameux programme pour l’électricité en France (PPE) ou la directive pour arrêter la production de véhicules à moteur thermique dès 2035 alors qu’il est évident que c’est vers une cohabitation véhicule électrique/véhicule thermique que le monde va continuer à se développer ! Notre monde va avoir besoin de toutes les solutions envisageables et l’idéologie ne peut pas conduire les avancées scientifiques et techniques , heureusement les scientifiques, les techniciens , les industriels existent , on ne les a pas écoutés, mais les réalités s’imposent désormais !
3) Quelles ont été les principales erreurs commises par la France ?
Philippe Charlez : La France a fait moins d’erreurs que l’Allemagne. Cela étant, la France a investi depuis 2002 150 milliards d’euros dans les énergies renouvelables et pratiquement rien dans le nucléaire. Avec cet argent on aurait pu renouveler complètement notre parc nucléaire qui a été insuffisamment entretenu. Et puis, la filière a perdu une grande partie de ses compétences. Pour ces raisons, notre parc nucléaire est en partie à l’arrêt ce qui nous rend aujourd’hui très dépendant de la grille européenne. Sans ce système électrique européen, il y aurait eu des blackouts cet hiver. Le système européen, c’est un peu une assurance tous risques pour éviter les coupures. Une assurance tous risques sans franchise est toujours très onéreuse.
Loïk Le Floch-Prigent : La France s’est redressée en 1945 puis en 1958 en faisant confiance à ses industriels. Dès que les politiciens ont voulu imposer des choix la catastrophe était prévisible. Les Français sont toujours friands d’entendre les hommes et les femmes politiques leur décrire l’avenir , mais ils auraient du comprendre que ce n’est pas là que réside la connaissance. Nos anciens l’avaient bien compris et les noms des rues des villes françaises nous rappellent les bâtisseurs infatigables de notre pays. Les hommes de science, les techniciens, les industriels ont été oubliés depuis une trentaine d’années, les ingénieurs sont rarement arrivés aux postes de commandement et la politique énergétique a été laissée aux idéologues en général incompétents. L’arrêt de Super Phénix en 1997 a été pour moi l’alerte d’un système qui allait d’effondrer…et la destruction quasi-quotidienne de la machine EDF depuis plus de vingt ans est un des moteurs de cet effondrement collectif. Les compromis allemands de gouvernement conduisant à des choix contestables tandis que notre industrie française diminuait à grande cadence n’ont pas permis à notre pays de maintenir sa politique énergétique exemplaire basée sur un mix performant . Au bout de 25 ans nous sommes aux bords du gouffre, mais nous avons de beaux restes et nous pouvons redresser la barre, mais ce n’est pas en disant que la solution ce sont les éoliennes en mer que nous allons avancer ! Les énergies intermittentes ne sont pas celles qui vont résoudre nos problèmes , elles sont le problème ! Concentrons nous sur le court et le moyen terme , le meilleur investissement énergétique à réaliser, celui qui a le meilleur ratio qualité/prix , c’est la réouverture de Fessenheim, puis la relance du nucléaire et le rattrapage du programme neutrons rapides !
4) La période et les difficultés actuelles pourraient-elles marquer à la fin de l’impunité pour les erreurs politiques énergétiques ? Que faudrait-il pour cela ?
Philippe Charlez : Il faut reconnaître à Emmanuel Macron d’avoir fait son mea culpa dans son discours de Belfort le 13 février 2022 en proposant une stratégie opposée à celle qu’il avait défendu durant son premier quinquennat : abandon des 50 % de nucléaire, grand carénage et construction de 14 nouveaux EPR. Même si cela venait un peu tard, reconnaissons-lui au moins une certaine lucidité quant à la gravité de la situation. En revanche, au niveau européen, on continue d’enfoncer le clou dans la même (mauvaise) direction. Il suffit de commenter la position allemande sur la taxonomie verte européenne. Le gaz et le nucléaire devaient y figurer, mais puisque les Allemands doivent se passer du gaz à cause de la guerre en Ukraine ils ont récemment retourné leur veste considérant que cela aurait accordé un avantage compétitif à la France grâce à sa filière nucléaire. Quant aux écologistes français et leurs alliés de la NUPES, ils veulent le tout renouvelable et sont opposés à la fois au charbon, au gaz et au nucléaire. Pour l’instant, le vent c’est 20% du temps et le soleil 12%. Aux français de choisir s’ils veulent de l’électricité entre un jour sur cinq et un jour sur dix !
Loïk Le Floch-Prigent : Je ne demande pas la punition, je demande la lucidité et l’écoute des scientifiques, techniciens et industriels du secteur énergétique. L’industrie française aujourd’hui est pénalisée par un prix de l’électricité et du gaz supérieurs à celui que paient espagnols, portugais, polonais et même allemands ! Nous avons l’électricité nucléaire la moins chère en Europe, nous disposons de stockages de gaz conséquents et nous avons des terminaux gaziers pour accueillir le gaz naturel liquéfié du monde entier. Pourquoi payons nous notre énergie plus cher que tous nos voisins ? Pas un peu, beaucoup, deux à trois fois ! Je ne parle pas des particuliers qui ont provisoirement le bouclier tarifaire mais des professionnels qui ont des besoins énergétiques ! La responsabilité en incombe à l’organisation des marchés avec comme acteurs la Commission Européenne et les Etats, en l’occurrence le nôtre ! La compétitivité de centaines de milliers d’entreprises en est obérée dans un silence total ! C’est une situation absurde dont on connait l’explication qui commence à perler : nous avons créé un marché artificiel de l’énergie avec des prix de « gros », des fournisseurs qui ne sont pas producteurs, des producteurs qui doivent céder aux précédents à prix coutants…bref une situation ubuesque qui a conduit récemment un de ces « fournisseurs » à demander à ses clients d’aller regarder ailleurs . Aux bords du gouffre je ne vois pas l’intérêt de savoir qui est responsable, j’ai simplement envie que l’on remette un système compréhensible en place avec des tarifs semblables à ceux de nos concurrents européens. Nous disposons d’une énergie abondante, elle n’est plus bon marché, mais nos partenaires européens en achètent et la revendent à un meilleur prix que celui que nous devons payer !
*1 Philippe Charlez est ingénieur des Mines de l’École Polytechnique de Mons (Belgique) et Docteur en Physique de l’Institut de Physique du Globe de Paris. Expert internationalement reconnu en énergie, Charlez est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la transition énergétique dont « Croissance, énergie, climat.