Lucia di Lammermoor de Donizetti Le chant à la folie

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Gaetano Donizetti

Il y avait à Marseille dans le quartier de ma jeunesse un théâtre de Verdure au bord de la Corniche appelé le Théâtre Sylvain. C’est là qu’un soir, avec quelques amis, j’ai assisté à ma première représentation de Lucia. Un choc. Surtout lors de la longue scène de la Folie au cours de laquelle je vis une jeune femme ensanglantée se promener à moitié nue. Elle chantait : « L’Autel rayonne, un doux parfum dans l’air se respire ». En fait de parfum, je sentais surtout l’odeur de la mer toute proche dans cette nuit d’été. Mes copains du quartier  prirent la fuite. Je restai seul et le charme opéra peu à peu. Dépassant la convention des fades paroles, la musique m’emporta et comme le veilleur de l’expédition de Colomb, je criai Terre ! Terre ! Je venais de découvrir un  continent nouveau à explorer. Depuis pour mon bonheur renouvelé sans cesse de nombreuses Lucia sont venues confirmer mon émotion de jeunesse.

Lucia di Lammermoor est un opéra seria en deux parties et trois actes de Gaetano Donizetti, sur un livret en italien de Salvatore Cammarano, d’après le roman La Fiancée de Lammermoor de Walter Scott. Il a été créé le 26 septembre 1835 au Teatro San Carlo de Naples.

Annonciateur du romantisme italien, cet opéra est le chef-d’œuvre « tragique » de Donizetti, dont le succès ne s’est jamais démenti. Les deux passages les plus connus sont la longue « scène de la folie » où Lucia sombre dans une démence irréversible et le grand sextuor de l’acte II, page maîtresse de l’ouvrage qui préfigure les grands ensembles de Verdi. On appréciera aussi l’air d’Edgardo (ténor) Tomba degli avi miei au dernier acte, à l’origine d’une nouvelle forme de belcanto et dont Berlioz disait qu’il était « d’une funèbre beauté ».

Haine et passion
Dans l’Ecosse du XVIe siècle, les haines qui consument les clans Ashton et Ravenswood ont pour première victime l’amour passionné d’Edgardo et de Lucia. Mais rien n’aura raison de leur engagement, jurent les deux amants qui échangent serments et alliances. Enrico parvient toutefois à convaincre  sa sœur Lucia de la trahison de son amant en brandissant de fausses preuves, dans le seul but qu’elle épouse l’homme qu’il lui a choisi, Arturo Bucklaw. Convaincue de la déloyauté de son fiancé, Lucia s’exécute et signe le contrat. Edgardo est mis devant le fait accompli, et sans comprendre, se défend de toute infidélité, accusant la jeune fille d’avoir bafoué leurs promesses. Lucia épouse Arturo, mais sa raison chavire : au cours de ses noces, elle poignarde sauvagement cet époux qu’elle déteste, et sombrant dans la folie, revit son bonheur passé avant de tomber morte. Edgardo se percera de sa dague et la suivra de peu, ayant appris les dessous de la machination et ses conséquences fatales.

Walter Scott, drame et fatalité
En 1818, Walter Scott (1771-1832) publie son roman La Fiancée de Lammermoor (The Bride of Lammermoor). Il fait partie des Contes de mon hôte, un ensemble de sept romans paru entre 1816 et 1831 et construit autour des récits fictifs de Peter Pattieson. La Fiancée de Lammermoor est publiée le 21 juin 1819 sous le pseudonyme de Jedediah Cleishbotha. Du point de vue de son contenu, cette œuvre tient une place particulière dans l’œuvre de l’auteur, car l’histoire n’est pas reliée à un événement d’importance nationale, la période n’est pas précisée clairement, il n’y a aucune irruption de figures historiques, les propos sont moins didactiques qu’habituellement, des ressorts surnaturels sont utilisés (apparition de fantômes) et enfin, la fatalité est omniprésente tout le long de l’histoire pour les deux personnages principaux. C’est le plus sombre des romans de Walter Scott, qui s’inspire d’un drame familial qui s’est déroulé dans le sud-ouest de l’Écosse (plus précisément à Carscreugh dans le Wigtownshire) en 1668.

Le Livret de Salvatore Cammarano (1801 – 1852)  
Pour son adaptation, Cammarano est parti du principe que les futurs spectateurs avaient en mémoire l’œuvre de Scott, très lu à l’époque ; c’est pourquoi il choisit de faire l’économie d’un certain nombre de scènes afin de réduire la longueur de l’œuvre. Il établit une construction dramatique cohérente en se basant sur le mécanisme des situations clefs (comme le retour inopiné d’Edgardo) et en articulant avec beaucoup d’habileté les péripéties entre elles.

Dans ce même esprit de synthèse, il fusionne trois personnages de l’histoire en un seul. Ainsi, le frère de Lucia, Enrico, hérite de la position sociale du père (chef de famille et Lord), du caractère de la belle-mère (autoritaire, arriviste, méchante et ambitieuse) et du nom du frère (Henry). L’histoire est resserrée autour du thème central : celui de la problématique du mariage. Problématique qui devient, à la fin de l’opéra, un drame réaliste inexorable. Enfin, pour des besoins d’efficacité dramatique, le rôle de Lucia est transformé : on passe d’un être sentimental et presque enfantin à une femme déterminée et énergique.

Les caractéristiques théâtrales de l’œuvre
Avec Lucia di Lammermoor, Donizetti a opté pour une structure habile et efficace qui garantit le déroulement de l’action. Les trois actes sont conçus autour des différentes étapes qui mènent au drame avec une première partie d’exposition, puis une seconde qui voit émerger la problématique de l’histoire et les premières complications, enfin une troisième bâtie sur une accélération qui mène au dénouement fatal. Pour mieux articuler et condenser l’action, Cammarano et Donizetti ont privilégié la concision dans la première scène de l’acte I où le dialogue entre un chœur fanatique et Normanno permet une superposition de l’exposition de la situation initiale et de l’anticipation de son évolution fatale. Procédé déjà présent dans les tragédies antiques, l’apparition d’Edgardo est volontairement tardive. Dans l’acte II, l’arrivée imminente de l’époux choisi par la famille renforce le climat dramatique intense de la fin du duo entre Enrico et Lucia. Enfin, dans l’acte III, les auteurs insèrent un traditionnel chœur de fête qui fait contraste avec le drame qui se joue.

La musique de Donizetti (1797-1848)
La caractérisation des protagonistes se manifeste de manière complémentaire à la fois par les voix et les couleurs des instruments. Cette écriture resserrée permet le déploiement plus juste de la psychologie des personnages ainsi qu’une meilleure expression des rapports de force entre eux. Ainsi, la colère d’Edgardo, qui monte progressivement à l’acte I, est exprimée par un bref motif répété dans des tonalités différentes aux premiers violons et aux basses. L’hypocrisie qui caractérise le personnage d’Enrico est rendue par une reprise stricte des mélodies de Lucia dans leur duo de l’acte I. Quant au statut du chapelain (Raimondo), il est évoqué musicalement par un traitement vocal proche de celui utilisé par les prêtres durant leur sermon. Enfin, la querelle qui oppose Edgardo à Enrico, et qui est la cause de tout le drame, se manifeste lors de leur confrontation par des lignes vocales construites sur un rythme de marche belliqueuse.

Pour plus d’intensité, Donizetti superpose plusieurs effets aux moments clefs du drame comme lors du célèbre sextuor qui clôt l’acte II. Ici, il opte pour une gradation des effectifs, c’est-à-dire des instruments et des chanteurs ; rien n’est ornemental, tout concourt au paroxysme sonore et dramatique de ce moment. Ce développement se fait sur plusieurs paliers : d’abord le récitatif-arioso entre Enrico et Arturo, puis l’entrée de Lucia en détresse totale, suivie de l’arrivée inopinée d’Edgardo qui s’accompagne d’un decrescendo de toutes les voix et de l’orchestre sur les mots « oh ! Terror ! » puis se solde par un silence. Vient ensuite l’affrontement entre Enrico et Edgardo, sur un rythme ballabile auquel s’ajoutent les voix de Lucia et de Raimondo, suivies des deux autres voix solistes puis du chœur divisé en cinq parties. Cette incroyable accumulation est un véritable tour de force d’écriture musicale (car plus il y a de parties, plus leur traitement est complexe) et dramaturgique (tous les personnages gardent malgré tout leur individualité). Notons au passage que Donizetti, tout en composant de nombreux opéras, a toujours conservé sa fonction de professeur d’harmonie et de contrepoint au conservatoire de sa ville natale, Bergame !

Le sens de l’œuvre, la folie libératrice
Le thème central de Lucia de Lammermoor est celui du basculement progressif du personnage principal dans la folie. À chacune de ses apparitions, elle glisse peu à peu dans l’irrationnel. Donizetti n’a pas choisi d’écrire une évolution psychologique stricte à l’échelle de l’œuvre, puisqu’il annonce à travers les timbres et le traitement vocal la folie en germe de Lucia dès le début. Dans la scène et cavatine de l’acte I, elle est présentée comme fautive car fidèle à sa famille et à son frère, elle ne peut s’empêcher d’aimer l’ennemi juré d’Enrico, Edgardo. Déjà à travers deux timbres bien distincts, Donizetti évoque musicalement le cheminement psychologique de son héroïne avec d’un côté la clarinette qui exprime son affectivité et celui de la flûte qui annonce déjà sa folie. À travers un traitement vocal où les phrases semblent s’être complètement libérées de l’emprise de la mesure (Regnava nel silenzio) le compositeur indique musicalement la fragilité de son personnage.

Sortir du réel
Le duo de Lucia avec Enrico puis celui avec Raimondo à l’acte II constituent le basculement du drame : c’est à partir de là que la psychologie de l’héroïne évolue clairement vers la folie. La lecture de la « fausse » lettre d’Edgardo la plonge dans un anéantissement total et sa voix vacillante traduit l’immense douleur que cette fausse trahison provoque chez elle. S’en suit alors un grand changement dans son comportement : comme étrangère à elle-même, elle répète machinalement les mots de son frère et se joint à son chant. Puis à l’arrivée de Raimondo, elle semble reprendre ses esprits et répète son intense désespoir : elle tente de se résoudre, mais son cœur s’y oppose. L’intervention de Raimondo finit de la culpabiliser : il l’implore de sauver son frère en lui obéissant et affirme que c’est ce que sa pauvre mère aurait voulu. L’agitation intérieure de Lucia est évoquée par des traits répétitifs aux violons et au hautbois qui accompagnent chacune de ses interventions.

La grande scène de la folie à l’acte III (Il dolce suono) est précédée d’un obscurcissement de la texture musicale. Après la fête joyeuse du chœur, la tonalité chute soudainement dans un mode mineur et sombre lorsque Raimondo arrive épouvanté, alors que Lucia vient d’assassiner Arturo. Le chœur effrayé murmure ensuite son appréhension : tout concourt ici à annoncer au spectateur qu’il s’est passé un drame.

Lorsque Lucia apparaît, le chœur acquiert une dimension antique : il est chargé de révéler inconsciemment la vérité sous forme d’image (« elle semble sortir de la tombe »). Ainsi, par la caractérisation musicale et par les paroles prononcées, le spectateur comprend que Lucia a désormais basculé dans la folie et qu’elle a commis un acte irréparable.

L’instabilité des sentiments de l’héroïne est symbolisée par une musique qui alterne des moments d’exaltations libres avec des passages plus conventionnels. Dans cette immense scène que l’on pourrait qualifier de récitatif ample et libre, véritable monument de tout l’art lyrique, où se sont illustrées les plus grandes diva, Donizetti démontre l’étendue de son génie par le choix des paroles, la subtilité des associations de timbres (flûte et clarinette) et les rappels de thèmes comme celui du duo d’amour de l’acte I.

Au-delà de la redoutable virtuosité vocale l’impression de légèreté symbolise la transfiguration de Lucia ; elle s’élève, elle sort du réel et s’éloigne peu à peu du monde des vivants. Elle est devenue le symbole de l’éternel féminin sacrifié.

Jamais un opéra n’avait atteint à cette époque (1835) un tel degré d’humanité dans la souffrance compassionnelle.

Dans ce passage bref qu’est l’existence, la valeur suprême est donc le partage de notre  conscience de la finitude. Le miracle de cette œuvre est que tout cela se fait dans la beauté plastique du chant et que le spectateur ressort de la représentation apaisé, transformé et heureux.

Jean-François Principiano

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