Louise de Gustave Charpentier De l’amour à la conscience sociale

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La crise sociale provoquée par la pandémie nous incite à revisiter les valeurs du monde du travail, le rôle de l’artiste créateur  comme témoin des évolutions de nos sociétés.

Gustave Charpentier

Voilà  donc une œuvre qui au-delà de ses qualités musicales et dramaturgiques témoigne des premières revendications féminines et sociales à l’aube du XXeme siècle.

Louise de Gustave Charpentier remporta un immense succès en 1900 lors de sa création à l’Opéra-Comique, en dépit de son parfum de scandale. Retour sur un des opéras français les plus populaires du répertoire et sur un compositeur engagé qui créa le  premier grand syndicat de protection des artistes de la musique et de la danse. Il ne mérite pas l’oubli dans lequel son œuvre et son courage d’homme se trouvent momentanément plongés en cette époque du « moi d’abord » !

Le Roman musical du petit peuple de Paris
Louise  a étonné et surpris lors de sa création. Parlant sans fard de la guerre sociale et du désir féminin, sertie dans une glorification de la musique populaire, cette œuvre  tranche radicalement avec la tradition bourgeoise du répertoire du XIX -ème siècle. Paris  devient personnage à part entière du drame. Premier volet d’une trilogie inachevée (le deuxième volet Julien sera achevé, mais pas le troisième), Louise restera la seule grande  réussite du compositeur.

Un drame familial sur scène
Louise évoque l’amour d’une petite couturière parisienne pour un jeune poète, Julien (ténor) qui habite dans la maison d’en face. Les parents s’opposent de toutes leurs forces à leur mariage. Louise (soprano) partagée entre son désir amoureux et le souci de ne pas causer de chagrin à ses parents finit par fuir le domicile familial et trouve auprès de son amant un bonheur qu’elle célèbre dans le fameux air du début de l’acte III : Depuis le jour où je me suis donnée, toute fleurie semble ma destinée…. Louise est couronnée « reine de la Bohème » au cours d’une fête dite « le couronnement de la muse » qui est brutalement interrompue par l’arrivée de la mère (contralto) qui apprend à sa fille que le père (baryton) est gravement malade et qu’il a besoin de la revoir. Louise accepte de retourner chez ses parents. Le père empli d’une immense nostalgie chante la berceuse qu’il chantait jadis à sa fille chérie, c’est un passage bouleversant. Mais le père s’obstine toujours à refuser d’affranchir sa fille. Lors d’une dernière dispute il chasse Louise et c’est sur la vision de cet homme brisé maudissant « Paris » que s’achève l’œuvre.

Le livret
http://opera.stanford.edu/Charpentier/Louise/acte1.html

Louise est  appelé par son auteur « roman musical » et non opéra. La distinction indique la volonté de Charpentier de s’éloigner du genre noble et héroïque du romantisme finissant. Il  dépeint dans l’esprit d’Emile Zola, tout un monde parisien oublié, laissé pour compte. Voulait-il se mesurer aux créations des compositeurs italiens qui de leur côté à la même époque, succombent à la sensibilité vériste, celle qui met en scène non plus des dieux mais de petites gens, domestiques, paysans, ouvriers, prolétariens, artistes, écartés jusque-là de l’univers lyrique ? En fait  Mimi  l’héroïne de  la Bohème de Puccini apparaît bien  comme la sœur latine de  Louise.

La partition, créée à l’Opéra-Comique le 2 février 1900, remporta un succès immédiat en particulier parce que dans la salle, un public jusque-là absent ou toléré, se voyait pour la première fois sur la scène. Le père de Louise est un ouvrier laborieux pour lequel le bonheur est la douceur du foyer familial. Travail, conscience, sacrifice. Point de loisir ici. Charpentier, en somme, redéfinit le genre lyrique et son public. On raconte à ce sujet une anecdote charmante. Il acheta sur ses fonds propres de nombreux billets et les distribua aux petites gens afin qu’ils assistent aux  premières représentations…

Gustave Charpentier (Dieuze en Moselle 1860 – Paris 1956) Un compositeur engagé

Sa famille après la défaite de 1870 quitta la Lorraine annexée par l’Allemagne pour s’établir à Tourcoing. Son père, bon musicien amateur, donne à Gustave et à son frère Victor (qui deviendra chef d’orchestre) leurs premières leçons. Gustave, qui doit commencer à travailler dans une filature à l’âge de quinze ans, continue l’étude du violon grâce à l’aide de son patron. Il devient boursier de la ville de Tourcoing, ce qui lui permet d’entrer au Conservatoire de Paris en 1879 et, installé à Montmartre pour raisons d’économie, il se trouve tout de suite à l’aise dans cet univers populaire et bohème.

Admis dans la classe de composition de Massenet en 1884 il fait de brillantes études musicales et succèdera à son maître à l’Institut en 1912. Il remporte le Grand Prix de Rome en 1887 avec sa cantate Didon. C’est à la villa Médicis qu’il conçoit la suite orchestrale Impressions d’Italie, la symphonie-drame La Vie du Poète et  surtout qu’il écrit le premier acte de Louise. L’œuvre achevée sera refusée par Carvalho, directeur de l’Opéra-Comique, qui exigeait des remaniements que Charpentier jugea inacceptables.

Louise entre en scène
Ce n’est qu’en 1900 qu’Albert Carré, le nouveau directeur, décida de créer l’œuvre. Dès la première, c’est un immense succès. Ce « roman musical », comme l’intitule le compositeur, fait sensation par sa nouveauté. Les éléments inhabituels surprennent : l’époque contemporaine, le milieu populaire des ateliers de couture, le pittoresque marginal de Montmartre, déjà très fréquenté par les artistes et les intellectuels peu conventionnels, la revendication sociale avec l’évocation de la condition difficile des ouvriers, enfin la défense du désir féminin et de l’amour libre.

Bien plus intéressant que Julien, l’amant poète, c’est d’ailleurs le personnage de Louise qui est le plus novateur, le plus moderne, le plus courageux : elle s’affranchit de l’autorité familiale, revendique sa liberté de femme à une époque où les suffragettes anglaises font elles-mêmes scandale. Louise ne subit pas, elle choisit son destin. Beaucoup de contemporains parlèrent d’une œuvre naturaliste, directement influencée par Zola, que Charpentier admirait. Il faut plutôt saisir en Louise l’expression de l’idéalisme optimiste du compositeur : le milieu social ne détermine pas l’homme pour toujours, il peut être transcendé par la volonté de dépasser les conditions sociales. La fête du couronnement de la Muse, au milieu de l’opéra, s’en fait l’écho. Les personnages secondaires, comme le chiffonnier et sa lanterne, errant dans la nuit, donnent même un caractère fantastique à l’œuvre. La réalité ne reste pas prosaïque, elle devient objet d’art.

Très vite après les premières représentations, Gustave Charpentier convainc Albert Carré d’offrir des places gratuites pour Louise à de jeunes ouvrières parisiennes, en faisant appel à un comité de généreux donateurs. Ce geste aboutira à la création de l’« Œuvre de Mimi Pinson »  en 1902, destinée par le compositeur à promouvoir l’enseignement musical gratuit pour les jeunes filles – c’est le premier exemple d’enseignement artistique gratuit au vingtième siècle. Il fonde le premier syndicat de musiciens, et sera constamment préoccupé par le « droit imprescriptible à l’art et à la beauté  pour les  classes populaires », certainement seul compositeur de cette époque à mettre ses idées en action. Influencé a la fois par l’expérience sociale de Bismarck (premier créateur de la sécurité sociale pour les ouvriers) et le marxisme naissant on peut le définir comme un socialiste utopiste. A l’opposé Debussy, révolutionnaire en musique, n’a jamais caché ses opinions conservatrices et réactionnaires.

Le succès de Louise l’amène à voyager partout en Europe pour assister aux représentations et lui apporte l’aisance. Julien sera édité et représenté en 1913 à Paris, et à New York en février 1914 avec Caruso et Géraldine Farrar mais la guerre perturbera la diffusion de l’œuvre.

Le lyrisme des humbles
Son orchestration recherchée, très wagnérienne, le livret habile et toujours moderne de Charpentier lui-même, militent pour cet ouvrage à redécouvrir… Le souffle des préludes symphoniques entre les scènes ressuscite le Paris 1900. Gustave Charpentier parle en ces termes de son œuvre :

« Louise, c’est le petit monde des humbles, des souffrants, des laborieux, vus en passant, le regard d’envie des miséreux attentifs au bruit de la Ville en joie… Louise, c’est le cœur des enfants oublieux, pour l’inconnu qui passe, de toute l’affection des parents… C’est aussi le cœur des pères qui ne peuvent pas se résoudre à voir dans leur fille une femme, un être qui n’est pas leur propriété, à qui ils ne suffisent plus, et qui réclame de choisir librement sa part de soleil, sa part d’amour… Louise, c’est encore, c’est surtout la vie étincelante, magique, la grande ville qui fascine Louise et Julien avec toutes ses promesses de bonheur inconnu, la Ville destructrice du foyer, qui par les trois voix symboliques de la rue, célèbre tour à tour les espoirs, la détresse, le triomphe de l’amour, crée l’atmosphère de la pièce, intervient directement dans l’action  et hallucine Louise. »

Le sens de l’œuvre
Charpentier dans Louise transfigure le réel. Le grand air de Louise, le travail des chœurs dans le couronnement de la muse, les bruits de Paris possèdent incontestablement des accents véristes. Le compositeur montre aux spectateurs un portrait de la Ville telle une vision mythologique collective idéalisée, qui coïncide avec les images que s’en faisait la bourgeoisie moyenne. Le processus de  double mimésis (un effet de réel, qui ne correspond pas à la réalité, mais à la vraisemblance de la réalité) permet donc, d’un côté, de satisfaire les attentes du public de l’opéra, et de l’autre, de plonger dans un milieu social – plus particulièrement ouvrier – avec toutes les problématiques qui y sont liées.

Paris, véritable personnage 
Certes, il y a cet amour libre entre Louise et Julien, icônes d’un romantisme connu qui désire vivre ses rêves mais est inéluctablement rattrapé par la dureté du temps et le cynisme de l’histoire. Pas de poésie ni d’espoir pour les amants libres qui ne rentrent pas dans le moule conçu par les parents. A ce titre, la relation la plus violente de l’opéra est celle qui oppose Louise à son père. La jeune femme veut aimer mais ici, la force de son amour a valeur de rébellion. Pour le père, aimer signifie paresser, choix  condamnable qui en fera une fille perdue.

Acteur essentiel de ce roman musical, Paris symbolise la liberté et la joie de vivre dans une grande fête permanente de poésie et d’ivresse. Jamais dans un opéra, une ville n’a été à ce point exaltée musicalement ! Gustave Charpentier donne libre cours à l’amour fou qu’il éprouvait pour la « ville lumière », il la peuple de personnages pittoresques : le Pape des fous, Irma la couturière, le Noctambule, et surtout ses colporteurs, ses petits métiers, le ramoneur, le raccommodeur de faïence, le vitrier, le jeune « poulbot » qui se moque d’eux, tous les marchands ambulants qui égrènent leur cantilène ainsi que le chiffonnier ! « Du mouron pour les p’tits oiseaux » « v’là de la carotte, elle est belle ma carotte, v’là de la carotte », une véritable polyphonie ! c’est Paris qui s’éveille au matin !

Le cinéaste Abel Gance en plein Front Populaire (1936-1938) tournera un film sur cette très belle histoire avec, dans les deux personnages principaux, Louise et Julien, le grand ténor français Georges  Thill et la soprano américaine Grace Moore. Ce film sorti en 1939 n’eut pas le succès escompté à cause du début de la seconde guerre mondiale.

Louise, une amoureuse révolutionnaire
Louise s’éveille à l’amour. Elle porte en elle le sentiment pur, intact des premiers émois. Mais son aspiration au bonheur sentimental est aussi politique. Car la jeune femme, fille d’un prolétaire, aspire à un avenir qui n’appartient pas à sa classe.

Elle incarne le désir et la volonté entravée de la classe ouvrière, sacrifiée à la fin de la Commune. Elle cristallise la voix d’un peuple féminin marginalisé qui réclame sa participation à l’essor social.

L’immense succès public de cette œuvre dans la première moitié du XXe siècle (1026 représentations à l’Opéra-Comique de Paris entre la création en 1900 et 1967) a permis à Charpentier, grâce à sa notoriété, d’affirmer ses prises de positions syndicales.

Artistes et travailleurs
Il y a juste 120 ans aujourd’hui, le 13 mai 1901, Charpentier fonda le premier Syndicat des Artistes Interprètes et Enseignants de la Musique, de la Danse et des Arts dramatiques.

Dans son discours inaugural il déclara : « Les artistes seront donc toujours les éternels enfants amuseurs de la société ingrate, les derniers à obéir aux inéluctables lois qui groupent tous les sacrifiés, en face des oppresseurs !  Quant à vous musiciens d’orchestre, vous n’avez pas craint de descendre de votre piédestal d’artiste où vous relèguent ceux qui vous abusent, où voudraient vous attacher ceux qui ont besoin que vous restiez les bons garçons talentueux que l’on berne avec des flatteries et des compliments. Artistes, vous le serez quand il vous plaira de l’être ! Travailleurs, vous l’êtes, vous le serez toujours, forcément »

Entré en sommeil sans jamais avoir totalement déserté la scène ni l’enregistrement, cet opéra reste cependant difficile à monter, notamment par l’importante distribution de seconds rôles qu’il nécessite.

Pourtant l’histoire de cette jeune fille qui s’oppose à ses parents, prône l’amour libre et  s’enfuit avec son amoureux s’intègre parfaitement dans la courbe des revendications libératrices de la femme. Elle devrait séduire à nouveau les metteurs en scène et les directeurs…

Pour  la (re)découvrir nous vous proposons la version parisienne dirigée par Sylvain Cambreling dans la mise en scène d’une grande lisibilité d’André Engel avec Mireille Delunsch, Jane Henschel, José Van Dam et Paul Groves dans les rôles principaux.

Jean-François Principiano

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