Le Chant de la Terre de Gustave Mahler

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Impermanence de l’homme, pérennité de la nature
En Mars prochain l’Opéra de Toulon proposera aux mélomanes l’œuvre de Mahler dans une version révisée par Glen Cortose pour solistes et orchestre de chambre. C’est une bonne pioche et une occasion de découvrir ce chef d’œuvre du post romantisme allemand.

Gustave Mahler 1860-1911

Gustave Mahler est né à Kalisté en Bohême en 1860 à l’époque de l’Empire d’Autriche Hongrie, dans une famille appartenant à la minorité juive de langue allemande. Après avoir commencé l’étude du piano, il est admis au conservatoire de Vienne avec l’appréciation «musicien-né». A vingt ans, il compose sa première œuvre majeure, une cantate Das Klagende Lied, (la complainte) puis débute sa carrière de chef d’orchestre à Bad Hall, une station balnéaire près de Linz. Il est nommé en 1885 kappelmeister de l’opéra de Prague, où il dirige la Neuvième symphonie de Beethoven ce qui lui assure une solide réputation d’exigence musicale.

Sous le poids de ses défaites sentimentales de jeunesse, Mahler écrit de 1880 à 1888  les Lieder eines fahrenden Gesellen (les chants d’un compagnon errant) et sa première symphonie, qui fut cependant un échec à sa création le 20 novembre 1889 à Budapest.

Trois ans plus tard, il accepte le poste de premier chef à l’opéra de Hambourg, auquel il resta fidèle six années durant. Il composera pendant cette période, principalement à Atersee, près de Salzbourg, ses 2e et 3e symphonies, ainsi que Des Knaben Wunderhorn (le cor enchanté de l’enfant) Grace à Brahms, il est nommé directeur de l’opéra de Vienne, dirigeant avec succès Tristan und Isolde (1903), Fidelio (1904), Don Giovanni (1905), et Le Nozze di Figaro (1906). En 1901, à l’apogée de sa notoriété, il épouse Alma Schindler, fait la connaissance d’Arnold Schönberg, d’Alexander von Zemlinski et de Gustav Klimt et Karl Moll, peintres du groupe de la Sécession. Il composera de 1901 à 1910, ses 4e, 5e, 6e et 7e symphonies.

En 1907, suite au décès d’une de ses filles et à cause d’attaques antisémites et du rejet de sa  musique, il part aux Etats-Unis pour une série de concerts. Il est invité à diriger le Metropolitan Opéra pour la saison 1908. De retour en Europe il s’installe à Toblac (Sud Tyrol) actuellement Dobbiaco en Italie et compose  Das Lied von der Erde (le chant de la terre), sa Neuvième symphonie et des fragments de la Dixième.

Il repartira deux ans aux Etats-Unis pour une tournée avec la Philharmonie de New-York, mais sera contraint de s’arrêter, malade, durant la deuxième saison de concerts  en janvier 1911. Se sachant condamné, il retourne à Paris, puis décède à Vienne le 18 mai 1911, à 51 ans.

Un poème lyrique d’inspiration chinoise
Das Lied von der Erde (« Le Chant de la Terre ») est une cantate lyrique à deux voix et orchestre composée entre 1908 et 1909. Décrite comme une symphonie lors de sa publication, elle comprend six chants pour deux chanteurs.

Mahler a précisé que les deux chanteurs doivent être un ténor et une mezzo, ou bien un ténor et un baryton si une mezzo n’est pas disponible.

Mahler a composé ce chef d’oeuvre après la période la plus douloureuse de sa vie. Les chants abordent des thèmes tels que ceux du sens de la vie, de la séparation et du salut dans une atmosphère panthéiste très  orientalisante.

Lors du centenaire de la naissance de Mahler, en 1960, le compositeur et chef d’orchestre Leonard Bernstein  a décrit Das Lied von der Erde comme « la plus grand symphonie » de Mahler.

Trois malheurs ont frappé Mahler durant l’été 1907. Les manœuvres politiques et l’antisémitisme  qui l’ont forcé à démissionner de la direction de  l’Opéra de Vienne, la mort de sa fille aînée Maria  de la scarlatine. De plus  Mahler lui – même  est  diagnostiqué d’une  malformation cardiaque congénitale.

La même année a vu la publication par Hans Bethge de Die  chinesische Flöte, un recueil de poésies chinoises taoïstes  et mystiques, traduites en allemand.

Mahler a été captivé par « la vision de la beauté éternelle de la terre et de la fragilité de l’homme » exprimée dans ces vers et a choisi six des poèmes pour les mettre en musique.

La première représentation publique eut lieu  à titre posthume, le 20 Novembre 1911 à la Tonhalle de Munich sous la direction de Bruno Walter. Mahler était mort six mois plus tôt, le 18 mai.

Le sens de l’œuvre
1907 est donc une année douloureuse pour Mahler qui doit se reconstruire, ainsi qu’il le confie à son disciple Bruno Walter :

« A ma table de travail, je ne venais que comme un paysan à sa grange, uniquement pour donner à ces esquisses une forme. Même les malaises de l’esprit finissaient par disparaître, après une bonne marche (en général une ascension). Or, maintenant, je dois éviter tous les efforts, me contrôler sans cesse, ne pas marcher beaucoup. En même temps, livré à cette solitude où j’écoute tout ce qui se passe en moi, je ressens plus fort mes handicaps physiques. Peut-être vois-je les choses trop en noir mais, depuis que je suis arrivé à la campagne, je me sens plus mal qu’à la ville, où j’étais naturellement distrait de moi-même. »

Si le Chant de la Terre est la plus connue des œuvres de Mahler, c’est parce que nul n’a mieux exprimé en musique le sentiment de la fragilité et de l’inachèvement de l’homme. Œuvre exceptionnelle dont Mahler lui-même a dit : « Je pense que c’est probablement la composition la plus personnelle que j’ai jamais créée jusqu’à maintenant. »

Analyse
 » Das Trinklied vom Jammer der Erde« 
Dans le premier mouvement en mineur, « Chanson à boire » revient sans cesse le refrain Dunkel ist das Leben, ist der Tod – littéralement « Sombre est la vie, triste est la mort » – chanté  un demi ton plus haut  à chaque reprise.

Comme beaucoup de poèmes à boire de Li Bai, le poème original « Bei Ge Xing » – une chanson pathétique – (chinois : 悲歌行) est un mélange d’exaltation, d’ivresse et de profonde tristesse. La partition est notoirement exigeante pour le ténor, puisque il doit lutter au sommet de sa tessiture contre la puissance de l’orchestre. Cela exige de la voix un son strident, poussant les cordes vocales à leurs limites. Selon le musicologue Theodor W. Adorno, le ténor devrait créer ici l’impression d’une  voix dénaturée, une voix de fausset.

2.  » Der Einsame im Herbst »
« Le solitaire en automne » (pour mezzo en ré mineur) est un chant beaucoup plus doux, moins turbulent. Marqué « en glissant un peu et épuisé », il commence par un mouvement répétitif  aux cordes, suivi par les  vents en solo. Les paroles du poète  Qian Qi, dynastie Tang,  déplorent la mort des fleurs et la fragilité de la beauté, ainsi que l’aspiration au repos. L’orchestration de ce mouvement est conçue comme de la musique de chambre avec des lignes contrapuntiques longues et indépendantes mettant en valeur les solistes.

3.  » Von der Jugend  »
Le troisième mouvement, « De la jeunesse » pour ténor, en si bémol majeur, est pentatonique et de style oriental. La forme est ternaire, la troisième partie étant une variation de la première. Il est également le plus court des six mouvements, et peut être considéré comme un scherzo  symphonique gai et sautillant.

4.  » Von der Schönheit  »
La musique de ce mouvement en sol majeur pour mezzo, « De la beauté », est d’un tempo  doux et legato. Le poète  médite sur l’image de quelques « jeunes filles cueillant des fleurs de lotus au bord du fleuve. » Ensuite la musique devient plus articulée et rythmée, accompagnée aux cuivres, lorsque les jeunes hommes chevauchent dans la plaine. Le postlude orchestral est une plainte d’amour d’une jeune fille au bord du fleuve.

5.  » Der Trunkene im Frühling  »
Le cinquième mouvement est un scherzo pour ténor, « L’homme ivre au printemps ».  Comme le premier, il s’ouvre avec un appel de cor. Dans ce mouvement Mahler utilise une grande variété de tonalités. La partie centrale propose un duo violon  et flûte qui représente l’oiseau chanteur compagnon du poète.

6.  » Der Abschied  »
Le dernier mouvement, « L’Adieu » pour mezzo en  mineur puis ut majeur, est presque aussi long que les cinq précédents mouvements combinés. Son texte est tiré de deux poèmes différents, les deux illustrant le thème du départ. Ce dernier lied est également remarquable par son climat poétique  et désenchanté. Une mandoline  représente le luth de la chanteuse, imitant les appeaux en bois pour attirer les oiseaux. L’alternance entre les modes majeurs et mineurs souligne les contrastes poignants du texte.

Le mouvement est divisé en trois sections principales.

Dans la première, la chanteuse décrit la nature autour d’elle comme des visions crépusculaires. Dans la seconde, elle attend son ami pour lui dire un dernier adieu. Un long interlude orchestral précède la troisième section, qui représente l’échange entre les deux amoureux qui doivent se quitter.

« Ewig » (« pour toujours ») qui est  répété plusieurs fois, est une sorte de mantra, accompagné d’accords soutenus par l’orchestre, qui comprend la mandoline,  les  harpes et le célesta. L’accord final, disait Benjamin Britten, laisse une impression désespérée de déchirement où la musique se perd dans le silence.

Il est également intéressant de noter que tout au long du Chant de la Terre il y a un message persistant de panthéisme stoïque « La terre restera belle pour toujours, alors  que l’homme n’est que de passage  ». A la fin de « Der Abschied, », Mahler ajoute quelques mots  de sa main  sous la partition « Quelle que soit la beauté du monde l’homme doit mourir ! ».

La version que nous proposons est celle donnée à la Basilique Saint Denis à Paris et disponible sur YouTube. On peut suivre également les poèmes grâce au sur-titrage en Français.

Jean François Principiano

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