La légende de Sainte Elisabeth de Franz Liszt

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Une princesse au service des pauvres
Il parait que notre époque connaît de plus en plus  d’épisodes d’abandon de tout, de lâcher prise  spirituel, de retour aux sources, de renoncement aux  chimères du matérialisme.

Franz Liszt

Ce phénomène, lié sans doute aux enthousiasmes de la jeunesse, a toujours existé. Les psychologues l’appellent le syndrome franciscain en souvenir du poverello d’Assise qui a tout abandonné pour retrouver la pauvreté évangélique.

Dans cet esprit, pour cette rencontre virtuelle d’Opéravenir je propose de revisiter une  œuvre splendide et malheureusement peu donnée actuellement, la Légende  de Sainte Elisabeth de Franz Liszt (1865)

J’ai rencontré cette œuvre tout à fait par hasard il y a fort longtemps. Lorsque j’habitais Marseille il y avait dans mon quartier une cellule communiste qui proposait des voyages pour les jeunes dans les pays de l’Est, les démocraties populaires comme on disait alors. En Hongrie nos accompagnateurs nous emmenèrent écouter  en version scénique ce magnifique oratorio de Ferenc Liszt exaltant la grandeur nationaliste de la Hongrie et célébrant la sainte patronne du pays.

Ce fut un coup de poing en plein chœur /cœur. D’abord je pus faire la comparaison entre ce que j’entendais d’habitude et la splendeur de ces chœurs ainsi que la qualité du grand orchestre national hongrois. C’est à partir de cette aventure que j’allais vouer  à Liszt une admiration vitale qui ne m’a jamais quittée. Je ramenais de ce voyage initiatique la partition et deux enregistrements (malheureusement avec  des notices en allemand et hongrois.) Par la suite l’œuvre m’accompagna et c’est d’elle  dont je voudrais dire quelques mots en me référant au grand musicologue magyar János Matyas qui lui a consacré un énorme volume décisif.

Liszt le révolutionnaire
Liszt (1811-1886) est un grand compositeur, un virtuose du piano, mais surtout un révolutionnaire de la musique doublé d’un homme généreux, à l’esprit profondément social. Il renouvela non seulement différents moyens d’expression mais aussi la structure de certains genres musicaux, le poème symphonique et le récital virtuose par exemple. A l’époque où il composait la Légende d’Elisabeth, il écrivit « qu’il était difficile après Haendel, Bach et Haydn d’obtenir dans ce genre, que ces maîtres de tout premier plan ont déjà conduit aux sommets les plus lumineux, de nouveaux résultats ».

C’est durant ses dernières années à Weimar, à la fin de sa période créatrice médiane, que Liszt entama la composition de l’oratorio. Les longues années  passées à la cour comme Kapellmeister avaient fait de lui un maître accompli et dans cette partition il est au sommet de son génie.

Liszt eut l’idée d’écrire  cette œuvre en voyant la série de  fresques  que réalisa en 1854 le peintre autrichien Moritz von Schwind (1804-1871) au château de la Wartburg à Eisenach, la ville de Jean-Sébastien Bach, non loin de Weimar où il résidait.

Erzsébet, sainte patronne de la Hongrie (1207 – 1231)
Cet ensemble de fresques raconte la vie de cette princesse hongroise, fille du roi Arpad II de Hongrie, qui vécut au XIIIème siècle. Erzsébet qui devint Sainte Elisabeth de Hongrie

Cette jeune femme est un des personnages historiques les plus attachants du Moyen Age et à ma connaissance un rare exemple d’abandon du pouvoir par élan mystique, dans toute l’histoire de l’humanité, un peu comme le prince Açoka en Inde.

Sa vie fut brève. Mariée au  landgrave Louis IV de Thuringe, elle apporta à la cour de son mari un christianisme basé sur la charité envers les pauvres, sous l’influence de la pensée de François d’Assise. Lorsque son mari part aux croisades où il perdra la vie, elle lui succède. Elle développera alors un gouvernement de salut social inspiré de François d’Assise, pour endiguer la montée de la grave crise de misère qui sévit dans la région. Mise en demeure de revenir à une gestion plus conforme aux valeurs seigneuriales du temps, elle s’opposera à sa belle-mère la margravine Sophie. Chassée de la cour, privée de ses enfants, elle poursuivra son œuvre en créant le premier hôpital d’occident pour indigents. C’est là qu’elle mourra à 25 ans au milieu des pauvres paysans hongrois. Elle sera canonisée en 1235 par le pape franciscain Grégoire IX, quatre ans après sa mort.

Une profession de foi de justice sociale
On peut rapprocher de son personnage tout d’humanité l’idée goethéenne exaltante et purificatrice de l’éternel féminin, telle qu’elle est évoquée dans la Faust Symphonie.

Il faut noter que toute sa vie Liszt – un des rares compositeurs du XIXème siècle qui ne fut pas antisémite, contrairement à son rival Chopin qui disait « s’il y a un seul juif dans la salle, je ne joue pas » et à son gendre Richard Wagner qui avait écrit « Du judaïsme en musique » – se préoccupa toujours des problèmes sociaux. La répartition disproportionnée et injuste des biens, la misère et la déchéance humaine en résultant, le confrontaient continuellement à la question de savoir ce qu’il était possible de faire, ce que pouvait faire un artiste pour lutter contre cet état de chose. Il écrivit d’ailleurs, influencé par la pensée de Mazzini et de Lamennais, un pamphlet intitulé « De la situation des artistes et de leur condition dans la société », dans la Gazette musicale de Paris du 3 et du 17 mai 1835.s

Initié à Francfort en 1842 dans la loge l’Unité, il restera Franc-Maçon toute sa vie et composera de nombreuses pièces magnifiant la Fraternité. Il fut séduit par les écrits de Saint-Simon, de Proudhon et de Marx. Il écrivit des articles pour annoncer une société plus juste, préconisant que les artistes soient aussi responsables de l’amélioration  sociale.  Bien qu’avec les années sa notoriété de virtuose l’ait placé à l’écart de cette réalité, il n’en resta pas moins un défenseur des humbles et des opprimés et la charité chrétienne imprégna toute sa vie.

Il vécut modestement, faisant don de grosses sommes d’argent à des orphelinats, à des institutions de bienfaisance ou pour des actions culturelles. Il soutint constamment ses élèves  et encouragea généreusement les jeunes compositeurs de son temps. Il ne fait pas de doute qu’il para Elisabeth de tous les désirs d’humanité véritable qu’il ressentait. Cet oratorio constitue sa profession de foi, un hymne à la gloire de la solidarité humaine et du christianisme social.

Liszt le hongrois
Le thème de Sainte Elisabeth l’intéressait  aussi pour des raisons nationalistes et sentimentales. En effet le cosmopolite virtuose Liszt, dont la culture était d’inspiration française et dont les activités se déroulèrent en grande partie en Allemagne, se considéra toujours comme Hongrois, même s’il avait quitté sa terre natale très jeune et qu’il ne possédait pas vraiment la langue.

Au cours de ses premières tournées  à l’étranger, ses relations avec la Hongrie prirent la forme de soirées de concerts à des fins charitables. Il  adapta des mélodies qu’il croyait sincèrement hongroises. Bref il manifesta avec  enthousiasme et parfois théâtralité ses sentiments patriotiques. Ce qui était bien dans l’air du temps.

Pourtant son pays d’origine représentait pour lui un réel point d’appui et une source d’énergie morale, beaucoup plus qu’un engagement politique. Liszt n’aimait pas la violence. Par la suite, les choses changèrent progressivement. Après les mouvements révolutionnaires du printemps des peuples en Hongrie et la terrible répression de 1849, Liszt aurait voulu élever la jeune culture nationaliste hongroise au niveau des pays occidentaux. Il s’y employa avec  ferveur mais sans tomber dans l’activisme politique.

Après avoir terminé la partition de la Légende d’Elisabeth, dans une lettre écrite à Rome à son ami le jeune compositeur Mihaly Mosonyi il écrit :« Si mes désirs se réalisent, cette œuvre fera un jour partie intégrante de la nouvelle culture musicale hongroise ».

La genèse de l’œuvre
En juin 1858 paru La vie de Sainte Elisabeth de Hongrie de János Danielik (1817-1888). Liszt demanda à l’écrivain de lui faire parvenir les matériaux musicaux liturgiques (hymnes et proses) se rattachant à la personne de la sainte. Le musicologue Gabor Matray (1797-1875) parvint à réunir une documentation musicale fort riche qu’il put consulter. De Hongrie, Liszt reçu aussi du violoniste Ede Remeny (1828-1898) des mélodies de type populaire considérées comme typiques. L’organiste Wilhelm Gottschalg (1827-1908) qui avait été un des ses élèves, lui envoya enfin un choral allemand ancien supposé remonter aux croisades.

Liszt choisit parmi tous ces matériaux pour atteindre la plus grande authenticité musicale historique possible.

Il suivra pas à pas le livret de Otto Roquette (1824-1896) qui retient de la courte vie d’Elisabeth cinq temps forts.

Nous la voyons d’abord jeune fille, arrivant en Thuringe, dans le pays où se déroulera sa vie, puis jeune épouse radieuse, dans son engagement auprès des plus humbles. Plus tard elle fait ses adieux à son époux le margrave Louis IV qui part en terre sainte avec l’Empereur Frederic II. Puis c’est la jeune veuve humiliée qui est chassée par sa belle-mère Sophie qui lui arrache ses enfants. Enfin nous la retrouvons mourante, mais en proie à une vision que lui suggère l’exaltante paix de son âme partant vers son céleste voyage dans un état d’indicible pauvreté.

Liszt a été séduit par cette légende dramatique qui l’invitait à l’élévation méditative et lyrique. Elle correspondait bien à sa propre contradiction « un homme du monde et un franciscain » comme il se définissait lui-même.

En 1862 l’oratorio est terminé et Liszt écrit à Caroline von Sayn-Wittgenstein qui partageait sa vie : «  Puisse cette œuvre servir  à la glorification de la chère sainte et magnifier le céleste parfum  de sa piété et de sa grâce, de ses souffrances, de sa résignation  à la vie, et de sa douceur envers la mort »

Le 15 aout 1865 Liszt dirigera la création de son œuvre en Hongrie à Pest, dans la traduction hongroise. Le grand chef Hans von Bulow, le premier mari de sa fille Cosima, la dirigera à Munich et Bedrich Smetana la fera triompher à Prague. Elle est dédiée à Louis II de Bavière.

Au XXeme siècle elle fut moins donnée. De nos jours son succès discographique semble malheureusement réservé à quelques mélomanes avertis dans la mesure où l’importance  de l’œuvre pianistique de Liszt efface  un peu le reste de sa production.

Le sens de l’œuvre
Il y a dans cette grande partition des moments étonnants. On peut dire qu’elle est à la fois drame et prière, opéra et méditation. L’ouverture-prélude, le miracle des roses et le grand monologue d’Elisabeth avec le chœur des pauvres appartiennent au message poétique le plus intime de Liszt. Par contre la grande scène  de l’opposition entre Sophie et Elisabeth, ou le spectaculaire affrontement de la  dernière partie sont des morceaux d’opéra romantique.

L’œuvre se situe à un tournant de la vie de Liszt où il se rapproche de plus en plus de la religion. Il approfondit le chant grégorien, le système modal. Sur le plan personnel il cherche dans la méditation religieuse ce que la vie aventureuse  et sentimentale ne lui a pas donné. Il recevra  les ordres mineurs à Rome en 1865 et se fera appeler « l’abbé Liszt ».

Dans une lettre à son éditeur il donne d’ailleurs de nombreuses pistes d’analyses qui furent jointes à la partition. Il  écrit : « mon  œuvre  d’inspiration franciscaine est divisée en chœurs et en soli et se compose de six morceaux clos mais liés entre eux. A cela vient s’ajouter l’introduction orchestrale avec le motif principal en mi majeur, un fugato moelleux et mélodique et deux parties orchestrales intercalées entre les morceaux, en l’occurrence  la Marche des Croisés et un interlude. »

Bela Bartok qui l’appréciait   écrivit : « En tant que novateur de l’orchestration, Liszt est digne, avec sa Légende d’Elisabeth, par sa technique entièrement personnelle, de  figurer au même rang que les deux autres grands orchestrateurs du XIXème siècle, Berlioz et Wagner. »

Cette partition, de nos jours encore, nous indique le sens d’un choix : celui d’échapper à la facilité pour aller vers l’essentiel.

Lorsque ce choix est juste il nous envoie des signaux comme le miracle des roses qui est le cœur émotionnel et artistique de l’œuvre. Dans la forêt, Elisabeth rencontre de bon matin son mari qui revient de la chasse. Elle cache dans les plis de sa robe des petits pains qu’elle comptait distribuer aux pauvres. Lorsque le jeune comte lui demande ce qu’elle serre sur son cœur elle répond des roses.  Montrez-moi dis le comte. Elle ouvre  ses mains et ce sont effectivement les  pains changés en rose que découvre Louis.

« La solidarité est une force qui change la réalité » déclare le chœur.

Bien sûr, par son génie et son type de pensée Liszt était beaucoup plus attiré  par la sphère méditative c’est-à-dire  philosophique, que par l’univers plus concret et réaliste de la scène. Ses idées musicales, même dans les moments les plus dramatiques de l’œuvre, restent abstraites. Elles tendent à l’universel et ne se tournent que rarement vers l’émotion individuelle incarnée. C’est peut-être là le point faible de l’œuvre, en partie dû au livret de Roquette qui manque parfois d’une vraie force dramaturgique. Par contre cette exigence musicale donne à l’œuvre une dimension spirituelle, au-delà du simple divertissement.

À l’époque de la découverte de cette œuvre en Hongrie, j’ai pourtant le souvenir d’une représentation théâtrale efficace dans une mise en scène moderne, totalement brechtienne, qui contrastait totalement avec les mises en scène traditionnelles des opéras de Verdi ou de Puccini que je pouvais voir à l’opéra de Marseille.

Le choc fut violent. La musique vocale pouvait donc être à la fois grandiose et méditative. Le thème du sacrifice, le choix de la transcendance m’apparaissaient bouleversants. En quittant la salle de concert, je me tournais vers notre accompagnatrice :
« Je ne m’attendais pas à découvrir l’histoire d’une sainte  dans ce voyage ! »
« Jésus n’était-il pas le premier des communistes ? » répondit-elle.

Jean-François Principiano

L’œuvre complète version de concert

Version discographique hungaroton d’origine

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