I pagliacci de Leoncavallo : Salut les artistes !

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Bientôt tous les spectacles reprendront leurs droits sur notre imaginaire. Les portes du rêve s’ouvriront enfin. Dédions donc cette rencontre aux artistes le temps d’une œuvre emblématique, flambeau du vérisme italien. I pagliacci de Ruggero Leoncavallo est mondialement célèbre et cette présentation ne vous apprendra rien chers amis que vous ne sachiez déjà.

Pagliaccio

Les comédiens, les artistes sont des hommes de chair et de sang, ils souffrent comme nous tous. Ils ont bien souffert de la pandémie. Et nous les retrouverons cet été avec bonheur.

En hommage plongeons nous une heure dans les aventures de Tonio, Canio et la belle Nedda Ce sont nos contemporains d’espérance et de souffrance. Ils sont les portevoix de tous les bonheurs et malheurs du monde.

I Pagliacci est un opéra en un prologue et deux parties sur un livret du compositeur qui fut créé à Milan en mai 1892 alors que l’Italie unifiée renaissait dans le concert des nations.

L’intrigue
Paillasse raconte la tragique histoire d’un clown, Canio, directeur d’une troupe de comédiens ambulants. Celui-ci, très amoureux de sa femme Nedda, prévient que si sur scène il peut prendre l’habit du mari trompé, dans la vie «il ne faut pas jouer à ça avec lui » …

Le soir, pendant la représentation, Canio, convaincu que sa femme le trompe, se laisse déborder par son rôle : sa réalité rejoint la fiction qu’il est en train d’interpréter. Il tue « réellement » Nedda et son amant avant de conclure par ces mots « la comédie est finie ».

Un fait divers transposé
Il paraît que le jeune compositeur italien avait été marqué par un double meurtre dans un petit théâtre ambulant que son père, magistrat, avait été amené à juger.

Il rédigea son livret sur ce thème avec beaucoup de soin et d’efficacité dramatique.

Une troupe de saltimbanques débarque dans un petit village de Calabre. Canio annonce la représentation du soir sous les acclamations, puis la troupe se dirige vers l’auberge pour boire un verre, sauf Tonio le bossu, qui reste pour secrètement courtiser Nedda. Un villageois insinue alors que Tonio est amoureux de Nedda. Canio n’apprécie pas la plaisanterie et répond qu’il serait fou, celui qui souhaiterait lui voler sa femme… Nedda, restée seule, rumine les paroles de son mari. Tonio apparaît alors, et commence à lui déclarer sa flamme. Elle se moque de lui, mais il insiste, de plus en plus insistant. Elle finit par l’éloigner d’un coup de fouet. Tonio s’en va en criant vengeance…

Apparaît Silvio, l’amant de Nedda. Il l’implore de s’enfuir avec elle après le spectacle du soir, mais Nedda hésite, aussi amoureuse soit-elle. Elle craint la colère de Canio. Ils ignorent que Tonio les espionne. Ce dernier, meurtri et amer, va prévenir Canio de l’infidélité de sa femme. Quand ils arrivent sur les lieux, Silvio a à peine le temps de s’enfuir, et Nedda nie les accusations. Canio s’emporte violemment, mais l’heure du spectacle arrive, il devra remettre à plus tard sa colère. Il est temps de se maquiller et de revêtir le costume de Pagliaccio…

Après un magnifique intermezzo instrumental le public s’installe, le spectacle va recommencer. La pièce reflète de façon ironique et cruelle la réalité vécue quelques minutes auparavant : Canio interprète Pagliaccio, le mari trompé, Nedda est Colombine, la femme adultère qui dîne avec son amant Arlequin, et Tonio est Taddeo, le bouffon.

Pagliaccio surprend Colombine et Arlequin, joué par un comédien de la troupe, mais la ressemblance avec son désespoir réel est trop grande, et il sort peu à peu du personnage pour redevenir Canio, le mari bafoué. Nedda tente tant bien que mal de persuader le public que tout ceci fait partie de la pièce, mais Canio devient de plus en plus violent.

Quittant définitivement son rôle, il ordonne à Nedda de lui avouer le nom de son amant, sous peine de mort. Les spectateurs applaudissent, ravis du réalisme du jeu des acteurs… Mais Canio, fou de rage et de chagrin face au refus de Nedda d’avouer sa trahison, saisit un couteau et la poignarde. Dans un dernier souffle, elle appelle son amant, Silvio. Celui-ci se jette sur scène, mais est reçu par un deuxième coup de couteau de Canio.

Canio/Pagliaccio se tourne vers le public horrifié, et annonce que « La commedia é finita … »

La musique de Leoncavallo (1857-1909)
La musicologie française a souvent qualifié le langage musical de Leoncavallo de lyrisme facile reposant sur des procédés. Il est vrai que les moments forts destinés à susciter l’émotion du public ne manquent pas dans l’ouvrage. Mais qui s’en plaint ?

Il a étudié au conservatoire de Naples. Il a suivi à Bologne les cours du poète Giosuè Carducci, il a voyagé en Égypte, avant d’arriver à Paris, où il a joué du piano pour gagner sa vie dans les cafés concerts. Jules Massenet fasciné par son talent encourage ce poète-musicien. Seul son opéra I pagliacci composé en 1892 deux ans après Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni lui apportera la gloire.

Notons que Leoncavallo accorda le plus grand soin à la rédaction du livret pour faire concorder texte et musique en vue d’obtenir toute la force émotionnelle possible. Le spectateur-auditeur doit être bouleversé par la musique qui suit les évolutions psychologiques des personnages auxquels il lui devient facile de s’identifier. Il doit aussi être transporté dans un univers simple, recréé par une écriture orchestrale riche et évocatrice comme celle de « l’intermezzo » à la fin de la première partie.

Le final d’I Pagliacci place la folie solitaire du meurtrier au cœur de l’action, devant tous les protagonistes de la scène et le public, faisant du spectacle mis en abyme la prise de conscience collective du drame.

C’est le rire innocent, et pour cela même encore plus cruel, de la foule qui met le comble à l’exaspération de Canio, objet d’une farce dont il est seul à comprendre le mécanisme. Lorsque Taddeo atteste de la pureté de la jeune femme, l’explosion de rage du jaloux furieux est dirigée vers la foule. Et lorsque Nedda tente de le ramener à la raison en lui rappelant son statut de Paillasse, n’est-ce pas à tous qu’il dispense sa plainte hallucinée : « No ! Pagliaccio non son. Se il viso è pallido, è di vergogna, e smania di vendetta ! » (Non, je ne suis pas Paillasse. Si mon visage est blanc, c’est de fureur et de volonté de vengeance) ?

Suprême trait vériste, c’est dans son discours haletant que le public prend connaissance d’un élément décisif, l’infortune de Nedda, orpheline qu’il a recueillie et dont il exige la propriété exclusive.

Rien de plus significatif que les réactions de la foule qui passe de l’enthousiasme à la peur tandis que le chant devient cri, soutenu par un orchestre tempétueux distribuant des accords de plus en plus dissonants.

Pourtant, à l’image de son aînée Carmen, Nedda ne faiblit pas et l’orchestre chante pour elle le thème de l’amour jusqu’au moment où, orchestre et foule hurlant de concert, elle tombe sous les coups de Canio.

Altérée par les ultimes échos des sanglots de Paillasse, scellée par la fatalité d’une douleur dans laquelle on reconnait la condition humaine, c’est parlando « la commedia è finita » que s’éteint la voix de Pagliaccio tandis que tout l’orchestre se précipite vers l’accord final.

Le sens de l’œuvre le théâtre dans le théâtre une mise en abyme.
Au-delà de la réussite formelle et théâtrale, ce qui caractérise I Pagliacci, ne serait-ce pas avant tout la capacité du compositeur à créer des rôles forts, scéniquement efficaces qui ont toujours constitué une expérience attirante pour les chanteurs ?

L’exaltation de la réalité quotidienne permet de composer des personnages nouveaux qui ne peuvent pas laisser indifférents les chanteurs, toujours désireux d’incarner des êtres de chair et de sang en prise directe sur le public d’autant plus qu’a cette époque les nouvelles technologies cinématographe et photographie imposent leur réalisme et attire un nouveau public populaire.

Tous les grands noms de la scène lyrique contribuèrent au formidable succès de l’opéra de Leoncavallo.

I Pagliacci contient un des airs les plus célèbres de tout l’opéra italien, le fameux « Vesti la giubba, ridi pagliacci » où Canio s’abandonne au désespoir d’avoir à surmonter les affres de la jalousie pour présenter au public un visage hilare et rassurant alors même qu’il sent monter en lui la folie meurtrière.

L’écriture vocale est constamment portée par la passion et le parlando est utilisé chaque fois qu’il faut traduire la fébrilité et la force irrépressible des sentiments, comme dans le cri paroxystique sur lequel se conclut cet opéra : « La Comedia é finita ! »

Le baryton marseillais Victor Maurel (1848-1923), qui fut le créateur du rôle de Tonio avait également créé Iago et Falstaff. C’est lui qui conseilla à Leoncavallo d’écrire son fameux prélude à sipario calato (devant le rideau baissé) qui est le véritable manifeste du vérisme, cette esthétique de la représentation sur scène de la vérité dans ses aspects les plus violents.

« L’autore ha cercato di dipingere un straccio di vita » (L’auteur a cherché à peindre une tranche de vie).  Maurel était aussi l’un des premiers chanteurs à se préoccuper d’analyser ses personnages pour mieux les incarner par son jeu expressif.

Le grand ténor napolitain Enrico Caruso (1873-1921) utilisant les caractéristiques de sa voix extraordinaire fit de Canio son rôle fétiche en cherchant à atteindre le réalisme à la fois vocal et théâtral. Pour le remercier d’avoir porté son œuvre sur toutes les grandes scènes du monde Leoncavallo lui dédia en 1904 une mélodie qui, elle aussi, fit le tour du monde Mattinata (vidéo)

Si l’opéra vériste, à l’époque de la naissance du cinéma, permettait d’approcher une vérité c’est avant tout celle de l’artiste lyrique qui, grâce à son tempérament dramatique et à ses capacités vocales peut réaliser toutes les promesses d’une partition marquée par la force de la jeunesse et de la passion.

Le fort symbolisme de cette œuvre, par sa mise en abyme du réel, nous ramène à notre temps.

Et qui sait, le temps d’après qui est au fond le temps présent toujours plein d’inquiétudes ne pourrait-il pas nous faire la surprise d’une nouvelle forme de vérité musicale et artistique ?

Jean-François Principiano

Version intégrale I Pagliacci
La splendide version intégrale des Chorégies d’Orange 2009 direction Georges Prêtre. Mise en scène Jean Claude Auvray.

Nedda : Inva Mula ; Canio : Roberto Alagna ; Tonio : Seng-Hyoun Ko ; Beppe : Florian Laconi Stéphane Degout : Silvio.

Mattinata par Enrico Caruso au piano Ruggero Leoncavallo (1904)

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