Gianni Schicchi de Puccini Mieux vaut en rire !

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Et si tout ça n’était qu’une vaste rigolade. La vie, la mort, le pouvoir, l’amour, la haine, l’ambition, l’argent et la gloire ?

L’art lyrique abonde d’exemples d’œuvres franchement gaies ; certaines y ajoutent une pincée de nostalgie ou de références littéraires, d’autres sont de purs divertissements. Dans cette chronique nous essayons de rapprocher l’art lyrique des problématiques de notre temps qui sont souvent d’ailleurs celles de toujours. Par exemple le débat sur le sens de la société de divertissement ou sur la transmission du patrimoine familial, thèmes éternels de la comédie humaine depuis la naissance du théâtre.

Penchons-nous sur une courte partition lyrique pétillante de malice qui en dit long sur l’attente d’un héritage et le chagrin des héritiers…

Gianni Schicchi

Gianni Schicchi est un personnage bien réel dont le poète Dante Alighieri (1265-1321) croque en quelques vers l’astuce et la roublardise.

Giacomo Puccini (1858-1924), s’est sans doute beaucoup amusé à mettre en musique cette aventure digne des meilleurs moments de la Comedia dell’arte. C’est un opéra d’un acte mêlant adroitement le théâtre et la musique qui lors de sa création triomphale aux Etats-Unis le 14 décembre 1918  annonce un genre nouveau, la comédie musicale.

Téléchargement du livret et sa traduction en français

https://odb-opera.com/joomfinal/index.php/les-livrets/download/261-puccini/591-gianni-schicchi

Une farce irrésistiblement humaine
Nous sommes à Florence vers la fin du XIIIème siècle dans la chambre du vieux Buoso Donati, mort quelques heures auparavant. Toute la famille se lamente au pied du lit mortuaire. Mais ces plaintes et larmes sont vite interrompues par la nouvelle que le vieux Buoso a légué toute sa fortune aux nonnes du couvent de Signa en expiation des procédés peu honnêtes par lesquels ses biens furent acquis.

On se met aussitôt en quête du testament. C’est le jeune neveu Rinuccio (ténor) qui découvre le précieux document. En échange du testament il arrache à sa tante Zita (mezzo) la promesse de le laisser épouser Lauretta (soprano), fille du paysan pauvre mais rusé Gianni Schicchi (baryton).

Gianni Schicchi Dante

Hélas la rumeur disait vrai, les parents du défunt sont tous déshérités. Rinuccio propose alors de faire appel à l’adroit Schicchi pour les tirer d’embarras, et secrètement il le fait chercher. La tante Zita se refuse encore à voir un tel homme ! Bientôt arrive Schicchi et sa fille Lauretta. Zita l’injurie et Schicchi veut partir. Mais sa fille menace de se jeter dans l’Arno s’il ne vient en aide à sa future belle famille. Elle chante alors un des airs les plus célèbres du répertoire O mio babbino caro (o mon cher petit papa). On le met alors au courant. Apprenant que personne encore ne connaît le décès de Buoso, il propose de prendre sa place dans le lit, de faire le mourant et de dicter au notaire un nouveau testament en faveur des proches du défunt.

La famille est ravie du subterfuge bien que prévenue par Schicchi des risques judiciaires encourus du fait de cette fraude. Il revêt les vêtements du mort. Chacun voudrait être le plus favorisé par l’héritage. Gianni promet à tous et bientôt il envoie quérir le notaire. Dès son arrivée le faux Buoso exprime le vœu de changer son ancien testament. Devant la famille stupéfaite, mais muette, il se fait léguer la totalité des biens de Donati.

À peine le notaire a-t-il quitté les lieux que toute la famille hurle sa fureur mais Schicchi les chasse de cette maison qui est maintenant la sienne.

Tandis que sa fille Lauretta et Rinuccio s’embrassent, Gianni se tourne vers le public, le prenant à témoin de l’utilité de son stratagème. Grace à lui deux jeunes gens vont se retrouver mariés et riches. Evoquant l’Enfer où Dante l’a placé il implore l’assistance de lui accorder des circonstances atténuantes si cette histoire l’a divertie.

La musique de Puccini
Avec Gianni Schicchi, Puccini atteint à une sorte de perfection formelle de sa maturité. Il est riche, reconnu, admiré, libre et heureux. Le Trittico (Il Tabarro, Suora Angelica et Gianni Schicchi) sera créé à New York au Metropolitan Opera avec des stars du chant lyrique et rapportera une fortune au compositeur et à ses librettistes. Il voulait, avec ces trois opéras de poche, dépeindre les trois aspects du théâtre : le tragique, le lyrique et le comique. Paradoxalement c’est Gianni Schicchi qui remporta la palme tant du point de vue du public que de celui de la critique.

L’œuvre est spirituelle, constamment soutenue, pleine de trouvailles musicales et comiques. Et puis il y a l’ombre de Dante. Né le 21 mai 1265, Dante Alighieri, mythique poète italien, écrivain, mais également homme politique ayant vécu à Florence, meurt le 14 septembre 1321. Il laisse derrière lui La Divine Comédie une œuvre initiatique a portée universelle. Il est considéré comme le père de la langue italienne. Il compose avec Boccace et Pétrarque cette trinité littéraire par laquelle le toscan s’imposa dans le pays. En cette année 2021, le 700e anniversaire de sa mort est commémoré partout dans le monde.

La langue choisie par le librettiste, le poète et dramaturge Giovacchino Forzano (1883-1970) est volontairement archaïsante.

Gianni Schicchi s’inspire du Chant Trente de l’Enfer, première partie de la Divine Comédie. Dante et Virgile descendent vers le huitième cercle, celui que peuplent les falsificateurs.  Ils rencontrent une ombre livide poursuivie par des fauves. Quel Foletto é Gianni Schicchi e va rabbioso altrui cosi conciando (Ce fou c’est Gianni Schicchi et il court plein de rage, mordant tout le monde). Virgile explique ensuite le forfait de Schicchi : Per guadagnar la donna della torma, falsificare in se Buoso Donati, testando e dando al testamento norma (Il eut l’audace pour obtenir la reine du troupeau de se déguiser en Buoso Donati, pour faire un faux testament.)

Boccace qui fut le premier biographe de Dante raconte que Giovanni Schicchi, personnage historique, fut immortalisé par Dante parce que sa femme officielle Gemma, était une Donati, du nom même de la famille lésée.

Le Style musical
Par le caractère des personnages autant que par un style de chant apparemment très improvisé, Gianni Schicchi s’apparente à la Comedia dell’arte. Gianni ne possède-t-il pas dans son sac tous les tours d’Arlechino ? La jeune Lauretta ne pourrait-elle pas être Colombina ? Et Simone le vieux célibataire, ne ressemble-t-il pas fort à Pantaleone ?

Musicalement Puccini revient à une écriture plus cursive. Les motifs se répètent et se succèdent très rapidement faisant penser au premier acte de la Bohême. Les rythmes simples et martelés sont d’un effet direct. Les accents sont secs, le style mélodique est précis et efficace. L’harmonie est rarement chromatique, sur des traits parlando quasi constants. Les seules dissonances sont réservées aux effets théâtraux comiques. Les tonalités sont presque toujours majeures comme le souligne le musicologue Enzo Siciliano.

L’orchestration est abrupte, parfois violente, souvent grinçante et fait appel à un important effectif orchestral. Toutes les accentuations sont liées au texte. La partition réserve une part importante aux bois. Les cordes doublent la voix de ténor ou de soprano – comme dans le célèbre O mio babbino caro. Les violons n’ont de fonction de premier plan que durant les  brèves scènes d’amour entre Rinuccio et Lauretta.

Stravinsky, lui-même grand orchestrateur, conseillait à ses élèves de lire la partition de Gianni Schicchi car « elle est en soi le meilleur traité d’orchestration qui soit. »

Le sens de l’œuvre
Dès la création Gianni Schicchi a été immédiatement comparé au Falstaff de Verdi (1893) à cause de ses nombreux personnages, de sa volubilité permanente soulignée par la musique, et du thème central qui est la duperie.

Pourtant le ressenti des deux œuvres se révèle différent après analyse.

L’œuvre de Verdi possède encore, au-delà de l’humiliation de Falstaff, quelques traces du sourire attendri de la Renaissance italienne. « Tutti gabatti ! » On est tous floués par la vie, certes, mais au moins nous sommes tous logés à la même enseigne, si je puis dire.

Par contre l’impression que laisse Gianni Schicchi à un goût amer. L’appât du gain, la turpitude des héritiers malhonnêtes allant jusqu’à profaner un mort, décrivent en miroir une société avide de profits faciles, capable de tout pour assouvir son besoin de jouissance. La culture est impuissante à freiner la rapacité. Tout comme la culture européenne du temps de Puccini ne saura pas su empêcher la boucherie de la guerre de 14-18.

La seule justification de l’immoralité, c’est qu’elle est divertissante.

En ce sens Gianni Schicchi nous renvoie à ce que les historiens et sociologues ont appelé le traumatisme de la période de la Grande Guerre. L’art, la musique et singulièrement l’opéra expriment d’une façon, en partie inconsciente, le sentiment de Déclin de l’Occident (Oswald Spengler 1918) et l’apparition d’un homme nouveau, arriviste et matérialiste ; c’est d’ailleurs ce que chante le ténor dans son air célèbre (Viva la Gente nova !)

C’est le temps de la destruction et du remplacement des valeurs, de la célébration du bien être immédiat, de l’argent facile, l’acquisition de biens matériels, les loisirs comme unique finalité de l’existence, l’appauvrissement des consciences par l’uniformisation et l’équarrissage mental. Il faut désormais surtout « rigoler ».

Commence ainsi la mutation de la civilisation post-moderne en un immense « camp de concentration hédoniste » comme disait Pasolini. L’injonction de la réussite et de la jouissance par tous les moyens.

Ce n’est donc pas un hasard si cette œuvre fut créée à New-York, nouveau temple de la future culture dominante mondialisée. Les hommes doivent pourtant s’efforcer de vivre avec le souvenir de l’horreur de la saignée de 14, qui se renouvellera d’ailleurs une génération plus tard. Mais…

Gianni Schicchi se justifie en se tournant vers le public :
con licenza del gran padre Dante, se stasera vì siete divertiti, concedetemi voi…l’attenuante !

Avec l’autorisation du grand poète Dante, si ce soir vous vous êtes divertis accordez-nous les circonstances atténuantes.

Jean-François Principiano

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