Ernani de Giuseppe Verdi

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Honneur, Pouvoir et Passion
Au moment où les terrasses des restaurants commencent à se repeupler et que les parquets des musées s’apprêtent à recevoir les nouveaux visiteurs, je voudrais rendre hommage autant à une œuvre que j’admire qu’a une réalisation splendide du Grand Théâtre de Palerme en proposant une soirée lyrique donnée en plein confinement.

Ernani est un opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi (1813-1901) sur un livret de Francesco Maria Piave tiré du drame romantique de Victor Hugo (1802-1885) Hernani ou l’honneur castillan (1830), créé au Teatro La Fenice de Venise le 9 mars 1844.

L’honneur castillan
L’action se situe en Espagne en 1519. Après l’assassinat de son père, Don Juan d’Aragon est devenu Ernani, chef d’une troupe de rebelles montagnards.

Proscrit et pourchassé par les émissaires de Don Carlo roi de Castille, il aime d’un amour partagé mais impossible Elvira, qui doit épouser un vieux parent, Ruy Gomez de Silva.

La jeune fille est également convoitée par Don Carlo, lui qui postule pour devenir empereur sous le nom de Charles Quint.

Ernani s’apprête à enlever sa bien-aimée qui demeure au château de Silva au moment où Don Carlo lui dévoile son amour. Les trois protagonistes sont surpris par Silva qui doit s’incliner devant son roi tandis qu’Ernani peut prendre la fuite.

Mais le jeune homme revient au château le jour où Silva doit célébrer ses noces avec Elvira. Il est poursuivi par le roi qui veut le tuer. Silva, fidèle aux lois de l’hospitalité, refuse de livrer son rival proscrit à Don Carlo.

Ernani conclut alors un pacte avec Silva : ils combattront ensemble le roi pour sauver l’honneur d’Elvira. Mais, lui devant la vie, il s’engage à se donner la mort, dès que Silva le lui ordonnera par un appel de cor.

Plus tard, Carlo devenu l’empereur Charles Quint accorde sa clémence aux conjurés, rétablit Ernani dans ses droits et consent aux noces d’Ernani et Elvira.

Mais au milieu des réjouissances retentit le son du cor. Silva inflexible exige son dû : la vie d’Ernani. Ce dernier qui respecte sa parole, se poignarde dans les bras de son épouse.

Hernani de Hugo 1830 une bataille littéraire
En 1830, Hugo est encore un jeune auteur, il a vingt-huit ans et le monde du théâtre vient de lui infliger deux désillusions : Amy Robsart a été un échec, Marion Delorme a été refusée par la censure. Mais ses théories théâtrales (la Préface de Cromwell, 1827) et son action dans le cadre du « Cénacle » ont fait de lui le chef de file d’une génération d’écrivains avides de nouveauté et qui considèrent le néo-classicisme au théâtre comme une ornière dont il faut sortir. Victor Hugo, qui a préconisé la suppression des unités dramaturgiques (temps et lieu) et plaide pour le mélange des registres – comique, dramatique, burlesque, épique – doit encore faire ses preuves. Et c’est Hernani qui va lui en donner l’occasion.

Avec Hernani, Hugo reprend le thème de l’affrontement dramatique cher à la tragédie : trois hommes s’opposent pour la conquête d’une femme. Hernani, Silva et Don Carlo prétendent au cœur d’Elvira Doña Sol, tous trois rêvent de ce bonheur mais se voient contraints par le destin et leurs positions sociales d’y renoncer.

L’œuvre n’est plus jouée à notre époque malgré de belles pages poétiques et lyriques.

La musique de Verdi entre nationalisme et méditation sur la mort.
Après le sucés de Nabucco Verdi cherche un sujet sublime, un monument historique et littéraire. Ernani lui convient doublement : par l’histoire qui associe noblesse, héroïsme et passion dans un sublime romantisme, et par le climat de scandale qui l’entoure, la fameuse bataille d’Hernani (avec un H en français) qui avait déchaîné la guerre entre les anciens et les modernes lors de la création de la pièce de Victor Hugo en 1830.

Ernani marque la première d’une longue et belle série de dix collaborations entre Verdi et le librettiste Francesco Maria Piave (1810-1876). Ensemble, ils adaptent la pièce de Victor Hugo pour contourner la censure tout en conservant la puissance du texte. Le livret de cet opéra est surveillé de près par les autorités, mais le compositeur parvient à déjouer les censeurs ainsi que les réticences d’Hugo qui n’appréciait pas que l’on dépose de la musique sur ses vers.

L’orchestration classique, encore très proche de la « banda militare » fut qualifiée de Garibaldienne par le musicologue Massimo Mila. Elle comprend un piccolo, une flûte, deux hautbois, deux clarinettes (do, si bémol, la.), une clarinette basse, deux bassons, quatre cors, deux trompettes, trois trombones, une harpe, timbales, grosse caisse et cymbales, caisse claire, cordes.

C’est aussi un moment esthétique charnière dans la carrière de Verdi et pour l’opéra, où il affirme notamment les archétypes vocaux des voix d’homme (un baryton comme compromis entre la basse noble et le ténor passionné).

Le « chœur d’entrée » des bandits et l’ensemble « Si ridesti il León di Castiglia » sont très bien écrits et efficacement dramatiques. Les solistes soulignent avec vigueur les oppositions héroïques entre les personnages. Les grands duos verdiens renforcent l’identité et la distinction franche entre les voix. Les longs mouvements parallèles consonants (traditionnellement à la tierce et à la sixte) sont délaissés et uniquement convoqués lors de conciliations finales.

Dans le même esprit réformiste, alors que les opéras italiens de Bellini ou Donizetti s’achevaient traditionnellement sur un « rondo final » où la soprano concluait par une aria en deux mouvements, Verdi remplace cette forme par un ensemble au souffle plus large.

La partition sans « ouverture » débute par un chœur très rythmé « Evviva beviamo » suivi par le grand air du ténor qui raconte à ses amis son amour malheureux pour la belle Elvira « Come rugiada al cespide ». Il décide de l’enlever.

Dans le château de Silva, Elvira avoue son horreur pour son futur époux et son amour pour Ernani dans un air d’une expressivité succulente pour reprendre le mot de Maria Callas. Le roi d’Espagne arrive au château et veut abuser de la malheureuse. Ernani apparait et débute un duo suivi d’un trio irrésistible d’élan.

Plus tard, au château on prépare le mariage d’Elvira avec Silva. Déguisé en pèlerin Ernani demande l’hospitalité car il est traqué par le Roi qui exige que Silva le livre. Fidèle à l’honneur castillan Silva refuse, « Onor pegno supremo ».

Après son élection, Carlo devenu l’empereur Charles Quint décide de changer de vie. C’est le magnifique air « O dei verd’anni ». Les conjurés désignent Ernani comme celui qui devra tuer l’empereur dans un hymne à la liberté (bien dans l’esprit du Va pensiero de Nabucco) que chante le chœur « Si ridesti il Leon di Castiglia. » Elvira implore la clémence de Carlo « O Sommo Carlo » en invoquant la mémoire de Charlemagne. Ernani renonce au complot. Le Roi lui pardonne son passé et le rétablit dans tous ses droits.

Au château d’Ernani c’est la fête, il est redevenu Don Juan d’Aragon. Il exprime dans un beau duo son amour pour Elvira qu’il vient d’épouser. Mais la sonnerie de cor fatale annonce l’arrivée de Silva qui réclame la vie d’Ernani. Un grand trio « Ferma crudele » conduit au dénouement hugolien. Pour sauver son honneur de grand d’Espagne Ernani se poignarde dans les bras d’Elvira dévastée de douleur. Toute la fin de l’opéra est une réflexion musicale sur la vie et la mort.

Les caractéristiques de l’opéra
Vibrante adaptation du drame hugolien aux canons de l’art lyrique, avec Ernani, Verdi et son librettiste Piave ont préservé l’éloquence du dramaturge tout en conservant musicalement flamme et dramatisme. Ici le compositeur abandonne la veine patriotique de Nabucco et d’I Lombardi pour glorifier la liberté individuelle et l’honneur castillan.

Le rôle-titre est un proscrit, type de personnage cher à Verdi et qu’il dépeindra avec constance au long de sa carrière, tels Carlo d’I Masnadieri, Manrico du Trouvère, et Alvaro de la Force du destin. Représentatif de l’ampleur du grand opéra avec chœur, le magnifique final de l’acte III dessine précisément les contours de ce qu’on appellera « le baryton-verdi ». Le triomphe d’Ernani, confirmera définitivement la position de Verdi comme musicien national.

Pour cette première incursion dans l’univers hugolien, l’écriture du livret se fait en étroite collaboration avec le jeune Francesco Maria Piave qui deviendra le meilleur complice du maestro pour dix de ses opéras à venir.

En lutte constante contre la censure autrichienne très active à Venise Verdi, avec la complicité de Piave son librettiste, construit son ouvrage à la mesure de sa musique qui prime sur tout.

L’exceptionnelle invention mélodique, les rythmes ardents et les couleurs dramatiques de l’orchestration concourent à la puissance de cet opéra flamboyant qui se déploie avec la fougue et le panache d’un roman de cape et d’épée.

Mais au-delà de son caractère d’œuvre charnière, quel est le sens de cet opéra ? En quoi nous parle – t-il encore de nos jours ?  Et qu’elles sont les correspondances que nous pourrions trouver avec la période que nous venons de vivre ?

Le sens de l’œuvre : toucher au cœur
Une société a besoin de valeurs sur lesquelles baser son avenir et nourrir ses espérances. Pour le vieux seigneur Silva l’hospitalité est sacrée. Même son ennemi le plus intime réfugié chez lui devient intouchable. Il ne peut le trahir même sur la demande de son roi. Cette valeur est au-dessus de la légalité, c’est l’hospitalité féodale.

Le deuxième sens de cette œuvre c’est le plaidoyer pour la vérité. La crise de société qui a plongé la civilisation mondiale dans l’angoisse nous démontre tous les jours que nous devons parler vrai. Les peuples se détournent les chefs qui n’affrontent pas l’épreuve. Les trois personnages masculins de l’œuvre ont tous une grandeur tragique parce qu’ils obéissent à une force morale supérieure. Le Roi Carlo parce qu’il s’engage dans le pouvoir impérial en sacrifiant sa vie privée. Devenu Charles-Quint il abandonnera le pouvoir à la fin de sa vie pour devenir moine. Silva, représentant du droit féodal, défend l’honneur castillan jusqu’à l’absurde obsession de la vengeance qui l’amène à réclamer la mort d’un héros qu’il admire secrètement. Enfin Ernani, le noble romantique par excellence préfère le panache au compromis qui lui sauverait la vie.

Le troisième sens d’Ernani est tout entier dans le cri d’Elvira au dernier acte lorsqu’elle comprend qu’elle devra survivre à Ernani « Si puo amare la vita senza di te ? » Peut-on aimer la vie malgré la mort de l’être aimé ? C’est la grande question de ce dernier acte magnifique.  Apprendre à mourir et à faire face à la mort d’autrui n’est pas nécessairement morbide, c’est parfois le seul moyen de conférer à la vie une dignité et une valeur supérieures à celle d’une simple survie.

Souvenons-nous, lors du confinement nous n’avons pas pu faire le deuil, dire adieu à ceux qui partaient. Ce fut d’une violence inouïe. Le rituel d’adieu est le fondement de la vie.

C’est pour cela que le dernier acte d’Ernani qui brise le bonheur naissant par la plus cruelle des pertes est d’une grande force émotionnelle que traduit si bien la musique, en un spasme final de transfiguration sur un léger trémolo des cordes accompagnées par la flûte et les trois clarinettes.  A partir de cette œuvre Verdi prendra soin de ces morts théâtralisées dont le spectateur ressort transformé. La mort de Traviata, la mort d’Aïda, la mort de Gilda etc…

« Si on ne prend pas soin des morts on ne prend pas soin des vivants » écrira Verdi à son beau-père Barezzi après la disparition de sa femme et de ses deux enfants.

Dernier point. Nous avons choisi cette version particulière, magnifiquement enregistrée, pour rendre hommage au courage de tous les théâtres qui pendant cette pandémie ont maintenu la flamme vivante du spectacle.

Le rendu dramatique est souligné aussi par les belles prises de vue du Teatro Massimo de Palerme dans lequel le drame se déploie.

Une partition comme celle d’Ernani ne peut manquer de fasciner les mélomanes d’Opéravenir. Verdi disait « qu’en art l’important était de frapper la cible au cœur, ni un peu au-dessus, ni un peu en dessous. » Avec Ernani, Verdi prouvait qu’il possédait déjà à l’âge de 29 ans l’art de toucher la cible en plein centre.

Jean François Principiano

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