Elektra de Richard Strauss : Règlement de compte chez les Atrides

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« Famille je vous hais » criait André Gide. Les faits divers quotidiens mettent à nu cette triste vérité, la famille, lieu de toutes les rivalités, haines, règlements de compte, accusations, dénonciations, violences, incestes, trahisons qu’amplifie la pseudo transparence des réseaux sociaux et des télé-réalités.

Ce n’est pas un privilège de notre époque, chez nos amis les Grecs anciens dans la mythologie et dans leur théâtre les affaires de famille alimentaient déjà les réflexions.

Ainsi Sophocle au Vème siècle avant JC développait cette problématique à des fins moralisatrices à travers les conflits au sein de la famille des Atrides.

Une de ses tragédies les plus célèbres Electre Ἠλέκτρα est à l’origine d’un drame de Hugo von Hofmannsthal. Richard Strauss, jeune loup de la musique post wagnérienne, décide d’en faire un sujet d’opéra et donne naissance à l’une des partitions les plus puissantes du XXème siècle.

Elektra dépasse la notion du drame chanté. S’élevant vers les paroxysmes les plus véhéments c’est un cri, une célébration noire et hystérique avec en leitmotiv l’obsession musicale de la vengeance.

Electre de Sophocle – 414 avant JC
L’action se déroule à Mycènes après la Guerre de Troie au XIIème siècle avant notre ère.
Electre fille d’Agamemnon attend le retour de son frère Oreste et ne supporte pas l’hypocrisie de sa mère Clytemnestre qui ose déposer des offrandes sur la tombe de son mari qu’elle a assassiné, pour se remarier avec son amant Egisthe.

Oreste revient à Mycènes, mais prudemment il décide de faire croire à sa mère et à Égisthe qu’il est mort. Pour cela, il envoie son précepteur annoncer la nouvelle au palais.

Cette annonce plonge Électre dans un profond désespoir, mais le retour de son frère en pleine nuit la remplit de bonheur. Elle l’abjure de venger leur père. Dans une scène émouvante ponctuée par les interventions du chœur, Sophocle décrit l’amour fraternel des deux adolescents. Oreste entre dans le palais pour tuer leur mère Clytemnestre. La pièce s’achève alors qu’il est sur le point de faire subir le même sort à Égisthe. C’est le chœur qui conclut la dernière scène :

« Ce châtiment est celui de tous ceux qui veulent être plus puissants que les lois. Ô race des Atrides, que d’innombrables calamités tu as subies avant de t’affranchir par ce dernier effort ! »

Dans cette tragédie Sophocle (-495-405 avant JC) délivre un message moral et politique. Les dieux punissent la trahison des hommes et l’hybris (l’ambition démesurée) des héros. Les citoyens d’Athénes devaient assister à ce spectacle (à cette époque le théâtre était obligatoire et donc jugé essentiel …) pour s’imprégner des valeurs communes qui construisent la cohésion sociale.

Le sommet de la tragédie grecque se situe au moment où entourée de sa sœur, la douce Chrysothémis effrayée d’une telle férocité, Electre obtient l’aide de son frère Oreste pour frapper son beau-père et sa mère.

C’est cette course effrénée vers l’assouvissement que décrit magnifiquement Sophocle. Lorsque le chœur évoque la mort de Clytemnestre et la mémoire d’Agamemnon vengée, Electre désormais en paix à perdu sa raison de vivre et s’écroule.

Elektra de Hugo von Hofmannsthal 1903

Hugo von Hofmannsthal

L’Elektra, que l’écrivain autrichien Hugo von Hofmannsthal (1874-1929) conçoit à l’aube du XXe siècle, dans la foulée de sa découverte de Freud et de Jung qui révolutionnent alors le regard porté sur l’inconscient et ses démons, offre un autre éclairage.

Le mythe d’Electre a inspiré le psychologue suisse Carl Gustav Jung pour énoncer l’une des théories les plus connues sur le développement psycho-sexuel des petites filles : le complexe d’Electre. C’est l’équivalent féminin du complexe d’Œdipe. Les petites filles « amoureuses » inconsciemment du père conçoivent la mère comme une rivale. Elles éprouvent le besoin inconscient de la « tuer » symboliquement pour s’épanouir.

À partir de là Hofmannsthal tranche dans le vif de l’œuvre de Sophocle et se concentre sur un trio exclusivement féminin. Pour lui Clytemnestre est une morte-vivante, animée inconsciemment par deux pulsions contraires symbolisées par ses deux filles : sa fille cadette Chrysothémis qui pousse au paroxysme la pulsion de vie et le désir de lumière, et Électre, sa fille aînée, dont la pulsion de mort vise au désir de disparition et d’anéantissement.

Outre le fait que ce texte soit un des grands classiques de la littérature allemande il est d’une grande efficacité théâtrale et l’une des réécritures les plus décapantes du mythe ancien. Il inspirera notamment Jean Giraudoux, Marguerite Yourcenar, Jean Paul Sartre, Jean Anouilh, Eugène O’Neill, Mickael Cacoyannis, Mikis Theodorakis.

L’œuvre d’Hofmannsthal donnée à Vienne en 1903 remporte un succès retentissant. Richard Strauss qui avait 39 ans et déjà une belle notoriété était dans la salle.

Elektra de Richard Strauss 1864-1949.

Richard Strauss

Elektra voit le jour le 25 janvier 1909 à l’Opéra Royal de Dresde, six ans après la pièce de théâtre de Hugo von Hofmannsthal.

Composé d’un acte unique, l’opéra ne dure qu’une heure quarante-cinq. Cela peut sembler court, mais la partition est redoutable de difficultés pour les musiciens et les chanteurs. Un véritable marathon en particulier pour les voix féminines. On a le témoignage de la créatrice du rôle de Clytemnestre, Ernestine Schumann-Heink qui écrit dans ses mémoires « Je ne chanterai plus jamais ce rôle. Ce fut horrible. Nous étions une bande de folles. Rien ne va plus loin qu’Elektra. Nous avions vécu et atteint l’extrême limite de l’écriture vocale-dramatique avec Wagner. Mais Strauss est allé plus loin encore. Au-delà il n’y a plus que cris et hurlements… »

Parfois atonale, dissonante, nourrie de chromatismes (c’est-à-dire de mouvements mélodiques qui évoluent demi-ton par demi-ton), l’harmonie est extrêmement complexe. La beauté de l’œuvre est portée de bout en bout par un trio féminin au sommet : Elektra bouleversante, Clytemnestre à la fois humaine et glaçante et Chrysothémis la douce. La solitude de l’individu et la violence intime sont au cœur de la partition. La course folle d’Elektra est le fil rouge sang, la femme dont le cri est un chant.

Par ailleurs, la masse orchestrale est considérable. Plusieurs histoires de la musique évoquent une « démesure sonore ». La partition requiert environ 115 musiciens dont 40 vents et cuivres ! Avec un tel effectif, faire entendre sa voix relève de la performance. Strauss avoue que « dans Elektra il est allé jusqu’aux limites extrêmes de l’harmonie ».

Pour le plaisir des mélomanes voilà ci-dessous la composition de l’orchestre exigée par Richard Strauss.

1 piccolo, 3 flutes, 2 hautbois, 1 cor anglais, 1 heckelphone (comme dans la Symphonie Alpestre) 1 petite clarinette en mi bémol, 4 clarinettes en si bémol et en la, 2 cors de basset, 1 clarinette basse en si bémol, 3 bassons, 1 contrebasson, 4 cors en fa et en mi, 4 tubas wagnériens : 2 ténors en si bémol et 2 basses en fa , 6 trompettes en fa, en ré, en do, en mi bémol, en si bémol et en mi. 1 trompette basse en ré et en do, 3 trombones, 1 trombone contrebasse, 1 tuba contrebasse, 14 timbales (6 et 8) joués par 2 interprètes,1 glockenspiels, 1 triangle, 1 tambourin, 1 caisse claire, 1 paire de cymbales, 2 paires de castagnettes, 1 grosse caisse, 1 tam-tam,1 célesta, 2 harpes, 24 violons divisés en 3 sections ! 18 altos divisés en 3 sections, 12 violoncelles divisés en 2 sections, 8 contrebasses !! excusez du peu !

Le sens de l’œuvre
Malgré sa violence, l’œuvre occupe une place enviable dans le répertoire des grands opéras du monde entier. Fort de ses oppositions tranchées et de sa puissance tellurique, Elektra se situe dans le sillage de Salomé. Elle en retrouve les dimensions (un seul acte), l’argument antique, les sentiments extrêmes, la violence dévastatrice. Unité forcenée de lieu, de temps et d’action : le drame se déroule dans la cour du palais de Mycènes, en temps réel. Certes il raconte comment Electre, fille du roi Agamemnon, entretient la mémoire de son père assassiné à son retour de Troie par sa femme Clytemnestre et l’amant de celle-ci, en ne vivant que pour sa vengeance. Mais par sa forme paroxysmique il dit quelque chose de plus. Il lance un double message.

Au spectateur il veut prouver que l’Opéra est capable d’aller aussi loin sinon plus que le Cinéma naissant, dans la puissance émotionnelle. Nous avons encore en mémoire les hurlements libérateurs du public à la fin de la représentation de 1991 à Orange avec Gwyneth Jones ; Vous les retrouverez dans la vidéo que nous proposons ici dans la mise en scène de Jean-Claude Auvray.

Le second message s’adresse aux musiciens et interprètes. Jamais une partition n’a atteint un tel sommet de complexité d’écriture. Cette difficulté réserve la diffusion de cet opéra uniquement aux grandes scènes lyriques : opéras nationaux ou grands festivals internationaux. Cela veut dire que ce monument musical reste inaccessible en direct à moins d’avoir une grande structure culturelle à portée d’oreille.

Un grand témoin a compris dés le début l’importance de cet opéra, c’est Romain Rolland qui écrit à Strauss le 21 février 1909 : « Je viens de passer ces jours derniers à lire Elektra. Cela est grand. On est enveloppé et balayé d’un bout à l’autre par une force tragique. Plus qu’aucune autre de vos œuvres, celle-ci s’imposera à tous les théâtres du monde à condition qu’ils aient le courage et les moyens de la présenter à un public cultivé. »

Notons que la dernière scène est très symbolique du sens total de l’Opéra.

Elektra :« Que tous approchent et se joignent à moi ! Je porte un fardeau de bonheur et danse devant vous. Aux êtres heureux comme nous convient un seul comportement : se taire et danser. »

Sur ses dernières paroles, les cors entament une course folle, tout l’orchestre s’emballe, tel un navire dans la tempête jusqu’au cri libérateur puis tangue, plonge et s’écroule. Le motif initial, celui de la vengeance, ballotté entre des accords de mi bémol et d’ut mineur, rejoint les deux motifs imbriqués de l’amour, éros et de la mort, thanatos. C’est par ce symbole fondateur de l’Occident que se conclut l’opéra.

Elektra s’effondre de bonheur dans cette ivresse névrotique après un si, la note la plus aiguë de son registre, destiné à glorifier son frère sanctifié. C’est la grande réconciliation du but atteint. Les dieux sont satisfaits. La Paix est revenue. A la manière des bacchantes antiques Elektra peut enfin vivre sa seconde vie.

Pour mieux participer à ce rituel purificateur nous vous proposons la version de 1991 au Théâtre Antique d’Orange avec Elektra, Gwyneth Jones ; Chrysothemis, Elizabeth Connell ; Clytemnestre, Leonie Rysanek ; Oreste, Simon Estes ; Aegiste, James King. Orchestre National de France direction Marek Janowski. Mise en scène Jean-Claude Auvray.

Enregistrée aux Chorégies d’Orange cette représentation est très émouvante aussi à titre personnel car un groupe d’Opéravenir y était déjà. Il y a donc 30 ans ! Tempo che passa… Bibliographie sélective
Elektra – Christian Merlin (Avant-scène Opéra)
Richard Strauss – Christian Goubault (Bleu nuit)
Correspondance – Richard Strauss / Hugo von Hofmannsthal (Fayard)

Jean-François Principiano

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