Wozzeck d’Alban Berg Voyage au bout  de l’humiliation

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Pour cette nouvelle séance de découverte lyrique, Opéravenir a choisi une œuvre sombre et belle que nous devions voir ensemble à  Aix en Provence, l’opéra d’Alban Berg Wozzeck.  Bien sûr rien ne peut remplacer le spectacle vivant c’est donc avec une pointe de regret que nous vous invitons à plonger virtuellement dans le plus réaliste des opéras du répertoire.

La genèse et le caractère de l’œuvre

Alban Berg et Arnold Schoenberg

Alban Berg découvre Woyzeck  le drame de  Georg Büchner en 1914. Très impressionné, il travaille à une adaptation du texte théâtral pour en faire un drame lyrique. L’œuvre est créée par Carlos Kleiber à Berlin en 1925, sous la République de Weimar, après un nombre de répétitions resté légendaire – 137 –, et acquiert rapidement la réputation de monument de la musique du XXe siècle.

Détachées, fragmentées, les scènes s’y assemblent en une série de tableaux pour raconter l’histoire de Wozzeck, simple soldat ayant pour  unique raison d’être l’amour de sa compagne Marie qui finit par le tromper  avec le tambour-major. Wozzeck est hanté par le tourment. Ses supérieurs et compagnons d’armes n’apaisent rien. Il sortira de son humiliation par le drame et le suicide.

La tension continue de cette œuvre profondément dramatique unifie ces quinze scènes aux styles complexes alternant accents véristes et expressionnistes.

Un fait divers élevé à l’universel
Cet opéra, l’un des plus puissants du XXème siècle, dévoile un drame psychologique sombre, hanté par des visions cauchemaresques, transcendé par le lyrisme de Berg qui recourt à l’atonalité.

Trois actes racontent  le triste sort de Wozzeck, pauvre soldat aux idées simples, moqué et méprisé par ses supérieurs. Des petites scènes décrivent sa vie. Trompé par Marie avec qui il a eu un enfant, Wozzeck est  aussi malade car il se livre à des expériences diététiques imposées par un médecin douteux.

Errant çà et là, Wozzeck évoque son impossibilité à trouver le bonheur sur terre. Le tambour-major, amant de Marie avec laquelle il s’affiche ouvertement, provoque Wozzeck à son retour à la caserne et le roue de coups. Après avoir prié avec son enfant, Marie retrouve Wozzeck le soir au bord d’un étang : là il évoque avec elle une dernière fois, sous la lune rouge, le bonheur passé puis la poignarde. Obsédé par le couteau et par le sang qu’il ne parvient pas à laver, Wozzeck descend dans l’étang, s’y enfonce de plus en plus et y sombre à jamais.

Woyzeck de Büchner (1813-1837), est une  pièce de théâtre inachevée  tirée d’un fait divers de 1821 : à Leipzig, un ancien soldat, Johann Christian Woyzeck, avait assassiné sa maîtresse Johanna Christiane Woost, veuve d’un chirurgien. L’expertise psychiatrique, le considérant comme responsable de ses actes, avait mené à sa condamnation à la décapitation. Des fragments laissés par Büchner à sa mort et publiés en 1879, Berg tire un récit de quinze scènes réparties en trois actes.

Le résultat est un chef-d’œuvre de près d’une heure trente qui, en se nourrissant de la tradition et des expériences modernistes de l’après-guerre de 14, offre une  synthèse heureuse du langage musical. Les scènes sur la partition portent des titres de formes musicales.

Une intrigue directe et efficace

Scène 1 : la chambre du Capitaine, le matin. (Suite)
Wozzeck, simple soldat, est en train de raser son Capitaine. Celui-ci tient des discours absurdes sur le temps et l’éternité, auxquels Wozzeck ne répond  que par des bribes de phrases. Le Capitaine critique le soldat sur son immoralité car Wozzeck a eu un enfant hors mariage avec Marie. Wozzeck réplique alors que les pauvres gens ne sont pas toujours vertueux. Le Capitaine, gêné, détourne la conversation.

Scène 2 : Dans la campagne, non loin de la ville, au soleil couchant. (Rhapsodie)
Wozzeck et son ami Andrès coupent du bois. Andrès chante gaiement tandis que son camarade est pris de visons lugubres : tête coupée, tremblement de la terre, et incendie provoqué par les reflets du couchant. Impression d’effroi. Andrès tente de calmer Wozzeck.

Scène 3 : La chambre de Marie, le soir. (Marche militaire et Berceuse)
Très belle femme, Marie regarde à sa fenêtre un défilé militaire conduit par un viril Tambour-major qui lui fait signe. Elle se fait insulter par sa voisine Margret puis referme sa fenêtre pour chanter une berceuse à son enfant. Wozzeck entre et confie ses visions d’angoisse à Marie sans même regarder son fils. Il repart. Marie se désespère sur sa condition.

Scène 4 : chez le Docteur de la caserne, l’après-midi.  (Passacaille avec variations) Wozzeck a accepté de servir de cobaye aux expériences diététiques du Docteur contre de l’argent. Il confie ses hallucinations à ce personnage fou et mégalomane qui  lui diagnostique une « aberation mentalis partialis » (idée fixe) et se réjouit des progrès de son traitement. Wozzeck pense à Marie et répète son prénom.

Scène 5 : Devant la porte de Marie. Le soir. (Quasi-rondo)
Le Tambour-major passe devant Marie qui lui témoigne son admiration. Flatté, l’homme tente de séduire la jeune femme qui résiste d’abord puis, de dépit, cède à ses avances.

Acte II : « péripétie », Symphonie en cinq mouvements.

Scène 1 : Chez Marie, par une matinée ensoleillée. (Allegro de forme sonate)
Marie admire les boucles d’oreilles offertes par le Tambour-major et ne s’occupe guère de son enfant. Wozzeck entre et interroge Marie sur la provenance des boucles. Puis il contemple son fils en soupirant, donne de l’argent à Marie et sort. La jeune femme est prise de remords.

Scène 2 : Une rue dans la ville, de jour. (Fantaisie et fugue)
Le Capitaine rencontre le Docteur qui lui prédit sa mort prochaine d’apoplexie. Wozzeck vient à passer et se fait interpeller par ses deux « tortionnaires » qui font des allusions aux poils de barbe du Tambour-major… Wozzeck s’enfuit, horrifié.

Scène 3 : Devant la porte de Marie, de jour. (Largo de forme lied)
Wozzeck questionne Marie pour savoir la vérité mais elle se défend. Quand il se fait menaçant, elle le provoque : « plutôt un couteau dans le corps que ta main sur moi ». L’image du couteau devient l’obsession de Wozzeck qui reste seul à méditer…

Scène 4 : Le jardin d’une auberge, tard le soir. (Scherzo et trio)
Soldats, ouvriers et filles dansent au son d’un orchestre populaire. Wozzeck voit Marie au bras du Tambour-major et a du mal à contenir sa jalousie. Après un chœur de jeunes gens et le sermon d’un ivrogne, un fou surgit qui s’approche de Wozzeck en prétendant sentir une odeur de sang.

Scène 5 : La chambrée des gardes à la caserne, la nuit. (Rondo martial avec introduction) Perturbé par les paroles du fou, Wozzeck ne trouve pas le sommeil, en proie à des visions de Marie et d’un couteau… Le Tambour-major fait irruption, ivre, et vante sa virilité. Wozzeck tente de le provoquer mais le Tambour-major terrasse sans peine son rival.

Acte III : « Catastrophe et épilogue », (Cinq inventions et interlude en ré mineur.)
Scène 1 : La chambre de Marie éclairée aux bougies, la nuit. (Invention sur un thème et le chiffre 7) Marie, seule près de son enfant, Bible en mains, lis les passages concernant la femme adultère, raconte une histoire d’enfant orphelin à son fils éveillé, puis implore le Seigneur de lui pardonner sa faute comme à Marie-Madeleine. Elle s’inquiète de ne pas avoir vu Wozzeck depuis deux jours.

Scène 2 : Chemin dans la forêt, au bord d’un étang, au crépuscule. (Invention sur la note Si) Wozzeck a conduit Marie dans un lieu sinistre et lui tient des propos ambigus qui effraient la jeune femme. Il l’embrasse. Quand la lune se lève, rouge, il sort un couteau de sa poche et l’enfonce sauvagement dans le cou de Marie qui agonise.

Scène 3 : une taverne, la nuit. (Invention sur un rythme)
Wozzeck excite des fêtards et des prostituées et invite Margret à danser. Celle-ci remarque du sang sur la main du soldat puis sur son coude, du même côté. Tous le soupçonnent et Wozzeck ne peut que s’enfuir.

Scène 4 : Au bord de l’étang, par clair de lune. (Invention sur un accord)
Wozzeck cherche l’arme de son crime et bute sur le corps de Marie. Il lance le couteau dans l’eau. La lueur rouge de la lune l’effraie et l’incite à laver les taches de sang de son bras. Il entre dans l’étang et se noie. Passent par là le Capitaine et le Docteur qui croient entendre des gémissements mais ils préfèrent ne pas s’attarder en ces lieux morbides.

Epilogue orchestral et Scène 5 : devant la porte de Marie, le matin. (Invention sur un mouvement perpétuel de croches)
L’orchestre joue un long interlude en ré mineur qui fait réentendre tous les thèmes de l’œuvre. Le fils de Marie et de Wozzeck joue avec d’autres enfants. L’un d’entre eux arrive en annonçant la découverte du cadavre de Marie. L’enfant continue à jouer, apparemment indifférent, puis se décide à rejoindre les autres sur le chemin de l’étang.

Le sens de l’œuvre au confluent de plusieurs influences.
Créé à l’issue de la Première Guerre Mondiale, ce bijou expressionniste, qui figure parmi les opéras les plus marquants du XXe siècle, dépeint avec intensité le désarroi d’un homme victime d’une société corruptrice et aliénante. Comme  dans le Voyage au bout de la nuit de Céline l’œuvre  lyrique est lucidement désespérée.

« Chaque homme est un abîme, et on a le vertige quand on se penche dessus. » Ces mots de Georg Büchner dans la pièce de théâtre pourraient tout aussi bien décrire le sentiment qui nous étreint lorsque nous analysons  l’ouvrage envoûtant d’Alban Berg ou lorsque nous le découvrons pour la première fois comme spectateur.

L’héritage romantique est évident ; comment ne pas retrouver les préoccupations véristes, telles qu’exposées dans Cavalleria rusticana de Mascagni ou dans Carmen de Bizet au siècle précédent, dans cette histoire de jalousie, tragique et sans fard, qui touche des personnages de la classe populaire ?

Une œuvre de son temps protéiforme et kaléidoscopique. De Richard Strauss, dont Berg a vu huit fois Salomé entre 1905 et 1906, il retient le positionnement moderne, qui passe notamment par la suppression de l’ouverture orchestrale : après quelques accords seulement, le spectateur est ainsi directement plongé dans le quotidien de Wozzeck, rasant la barbe de son commandant sous ses railleries pseudo-philosophiques.

Une œuvre expressionniste, ce mouvement qui s’étend à partir des années 1910 dans les diverses manifestations artistiques. On  y retrouve le goût pour l’inouï et la sensibilité à fleur de peau, l’expression sans détour de la violence des rapports sociaux et un intérêt pour les manifestations des troubles psychiatriques.

De Schoenberg  son professeur et ami, Berg retient la technique du Sprechgesang du Pierrot lunaire, mais surtout le langage atonal ; la dissonance domine toute l’œuvre. L’écriture atonale offre une totale liberté harmonique à Berg  ce qui  renforce l’impact émotionnel troublant et poétique sur les spectateurs, grâce au  manque  de repères auditifs habituels.

Par tous ces aspects, Wozzeck s’inscrit donc dans une tradition savante de composition, qui remonterait jusqu’à Bach. L’orchestration très fournie, qui fait en outre appel à trois ensembles placés à divers moments sur scène, est celle d’un orchestre romantique, intégrant la harpe, la clarinette basse, le contrebasson ou le célesta. À chaque moment prédomine la richesse des combinaisons de timbres.

La réussite de Wozzeck réside donc dans l’assimilation parfaite de la tradition au profit d’un style novateur. Du début abrupt à la fin elliptique construite sur un perpetuum mobile, ce véritable chef-d’œuvre n’accorde aucun répit et ne laisse personne indifférent.

Jean François Principiano

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