Voir la vie et le monde qui nous entoure sous un nouveau jour

0

Frappée de plein fouet par la crise économique de 2008, l’Espagne a vu son taux de chômage frôler les 27% en 2012. Des centaines de milliers de personnes se sont alors retrouvées dans l’incapacité de rembourser leur crédit immobilier puis expulsées de leur logement, tout en restant endettées auprès de leur banque. A Barcelone, un collectif citoyen, apolitique et spontané, s’est mis en place pour proposer son aide à ces victimes de prêts toxiques –des hommes et des femmes de tous âges et de tous horizons qui n’auraient jamais pensé qu’ils pourraient un jour se retrouver sans emploi et sans toit. Et qui n’auraient peut-être jamais osé demander de l’aide, meurtris par la honte et l’incompréhension. A travers l’entraide et la solidarité, ils vont reprendre espoir et surtout voir la vie et le monde qui les entoure sous un nouveau jour.

Entretien avec Silva Munt

Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire un film sur la PAH et de vous intéresser à son fonctionnement ?
Silva Munt : En tant que cinéaste, c’était presque une nécessité pour moi de produire un témoignage sur ce qui se passe dans mon pays. Depuis 2008 et le début de la crise financière, les chiffres donnés par les journaux sur cette question n’étaient que de l’information froide et dépersonnalisée qui ne disait rien sur la souffrance de la société, écrasée en silence par la bulle immobilière. Le documentaire permet d’entrer dans la vie des gens et de prendre le temps d’expliquer à la première personne la réalité qui est la leur. J’ai fait ce film par devoir moral, d’autant plus que le cas des expulsés n’est que la partie émergée de l’iceberg, la manifestation la plus visible du drame dans lequel la finance a plongé la société espagnole. Un film avait déjà été fait sur la PAH pour expliquer comment fonctionnait la plateforme ; mon but n’était pas de refaire la même chose, ni de faire de la propagande ou du prosélytisme. Je voulais faire un film dont les protagonistes seraient les personnes expulsées, qui expliqueraient elles-mêmes leur parcours personnel. Chaque semaine nous avons planté notre caméra dans la « Granja del Pas », une ancienne ferme où se rencontraient autrefois les agriculteurs et qui sert aujourd’hui de lieu de réunion au collectif. Et grâce à la générosité des personnes présentes, nous avons pu être témoins de tout ce qui se passait à l’intérieur. Ce sont eux qui, en nous décrivant leur cas personnel, nous ont aussi donné à voir qu’ils avaient trouvé un soutien insoupçonné dans ces réunions.

Combien de temps a duré votre travail avec les membres du collectif ?
Silva Munt : Nous avons tourné pendant un an, d’octobre 2013 à juin 2014. Nous allions deux fois par semaine à Sabadell, une cité industrielle située à 20 kilomètres de Barcelone, pour assister aux assemblées. Cela nous a permis de prendre le temps de connaître les gens qui y participaient, et de suivre leur histoire sur le long terme.

Beaucoup de témoignages évoquent des drames intimes, comment votre présence a-t-elle été perçue par les participants ? Quelle a été votre méthode de tournage ?
Nous avons d’emblée expliqué notre intention à l’assemblée, et dit que notre film servirait à faire entendre leur voix. Nous voulions faire un film sur eux. La majorité des participants a compris et accepté cette intention, mais il a fallu du temps, du respect et de la tendresse pour devenir des participants comme les autres, pour que notre présence devienne habituelle et passe au second plan. Quand nous faisions les entretiens, nous avons remarqué qu’il y avait un vrai besoin de s’expliquer, et que parler pouvait avoir une fonction thérapeutique. Les participants se sentaient écoutés sans pression, ils pouvaient partager librement leur douleur et leur colère. Bien sûr, évoquer leur parcours était très douloureux, mais c’était aussi une manière de se libérer de ce qu’ils avaient gardé pour eux trop longtemps. J’ai peut-être été aidée par le fait que certains savaient un peu ce que j’ai fait avant, et savaient que mon respect serait total. Bien entendu, certaines personnes n’ont pas voulu témoigner, et nous l’avons accepté. Mais la grande majorité a parfaitement compris que nous n’avions pas d’autre objectif que de faire entendre la vérité et donner à voir ce qui se passait.

On aperçoit dans la scène d’occupation de banque les employés et le directeur de l’agence. Pourquoi ne pas avoir recueilli leur point de vue ?
Beaucoup de documentaires ont déjà été faits sur les banquiers, comme par exemple Confessions d’un banquier, et il y a déjà eu beaucoup de débats à la télévision où étaient expliquées les positions de chacun… Pour moi, ce n’était pas nécessaire de revenir sur leur point de vue, car en le faisant on se retrouve à donner la version « officielle » et politiquement correcte de la question : la banque fait son travail, les gens doivent apprendre à lire les petits caractères au bas des contrats qu’ils signent, ils ne devraient pas acheter de maison s’ils n’en ont pas les moyens etc… En quelques phrases, on a en fait achevé de culpabiliser les victimes.

Or à côté de ce discours officiel, il y a une réalité bien plus dure : la loi espagnole sur les hypothèques est abusive et délictueuse (elle a d’ailleurs été condamnée par la Cour de Justice de l’Union Européenne) alors même que payer un loyer revient souvent plus cher que d’acheter une maison. La crise a mis cinq millions de personnes au chômage, et quand ces personnes ne peuvent plus payer leur emprunt elles subissent une double peine : la banque récupère la propriété de leur maison, mais elles doivent quand même continuer de payer.
La société espagnole va devoir payer la dette des banques pendant des décennies : leur renflouement est chiffré à 65 milliards d’euros ! Malgré cela, les familles espagnoles continuent d’avoir des difficultés d’accès au crédit et ce sont elles qui font face au chômage ou à la baisse des salaires (pour ceux qui ont encore du travail). Nous avons volontairement voulu centrer le film là-dessus, montrer l’ampleur du drame humain qui se joue, ce que les gens au cœur de la tourmente savent d’ailleurs très bien expliquer par eux-mêmes. Le reste se trouve facilement sur internet…

Le film a-t-il été difficile à financer ?
Silva Munt : Cela a été très dur de lever des fonds pour le film, car l’influence des banques est partout. Nous avons commencé seuls, puis nous avons reçu un soutien, modeste mais inattendu, de TV3. TVE, la télévision d’Etat espagnole, ne voulait en aucune façon participer au film. Au bout du compte nous n’avons recoupé qu’une petite partie de notre budget, grâce au premier prix de la Seminci, le festival international de cinéma de Valladolid.

La prise de parole, comme acte à la fois politique et concret, est centrale dans le film. Comment l’avez- vous envisagée en tant que réalisatrice formée d’abord au jeu d’acteur ?
J’ai longtemps été actrice, mais à partir de 1999 je me suis dédiée entièrement au théâtre et à la réalisation, qu’il s’agisse de fictions ou de documentaires. Afectados (Rester debout) est mon troisième documentaire. J’ai toujours senti la nécessité d’expliquer en profondeur les choses qui me préoccupent, d’adopter un point de vue libre, de créer : c’est ce qui m’a amenée naturellement à la réalisation. En ce sens, j’ai toujours choisi mon medium en fonction du sujet que je voulais traiter. Ici je crois que le documentaire est la forme la plus profonde et la plus sensible pour parler des expulsés. Je suis une grande admiratrice de Frederick Wiseman et je considère comme lui que la réalisation d’un documentaire est une aventure vitale.

Aujourd’hui, cela me semblerait presque impossible de revenir à ma carrière d’actrice. Je me sens beaucoup plus à l’aise derrière la caméra, davantage fidèle à qui je suis, plus libre et plus responsable de mes actions. Je ne supporte pas de devoir agir contre mes convictions, donc je tiens à être seule responsable de mes actes. L’année prochaine je vais diriger deux pièces de théâtre. Et je prépare aussi le tournage de mon prochain film.

Comment le film a-t-il été accueilli lors de sa diffusion en Espagne ? Avez-vous le sentiment qu’un film peut contribuer à changer les choses ?

Silva Munt : L’accueil du film a été très fort, que ce soit lors de sa sortie en salles au cinéma ou plus tard, lors de sa diffusion à la télévision catalane. Nous avons été ravis de sentir une réaction unanime d’empathie et de colère. Le film révèle quelque chose de fort aux spectateurs car il porte un message de confiance envers les autres, et défend l’idée que tout n’est pas perdu, car si les gens sont une partie du problème, ils en sont aussi la seule solution… Dans ces moments de crise, où la société est prise de frayeur, je pense qu’un film peut changer les choses, qu’il peut faire naître une espérance.

Que sont devenues les personnes filmées ? Ont-elles retrouvé un emploi ? Occupent-elles un logement légal ?
Silva Munt : Les situations sont très variées : certaines personnes ont trouvé un emploi précaire qui leur a permis de sortir temporairement du chômage, d’autres n’en ont pas encore trouvé, certains ont dû rentrer dans leurs pays… Aujourd’hui encore, l’assemblée accueille des dizaines de familles chaque semaine.

Ada Colau, la fondatrice de la PAH, étant entretemps devenue maire de Barcelone, est-ce que les choses ont changé ?
Ada Colau fait tout ce qu’elle peut. Elle est parvenue à passer des accords avec les banques pour qu’une partie des nombreux immeubles restés inhabités à cause de la bulle immobilière soient convertis en logements sociaux. Elle essaye également de parvenir à des accords avec les compagnies d’électricité et de gaz pour que l’approvisionnement en énergie ne soit pas coupé au détriment des plus défavorisés. On commence à sentir des changements, mais tout cela prend du temps. Quoi qu’il en soit, l’opinion publique est maintenant beaucoup plus informée et sensible à ces problèmes auparavant passés sous silence ou tout simplement ignorés.

 

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.