Orphée et Eurydice de Gluck

0

Opéravenir propose sa 27eme rencontre autour d’une grande œuvre du répertoire lyrique, Orphée et Eurydice de Gluck. Ce compositeur dont la riche carrière musicale se développa à travers l’Europe des Lumières, et qui fut à l’origine d’un renouvellement décisif dans la conception de la dramaturgie lyrique.

L’art  plus fort que la mort
En 1762  le compositeur allemand Willibald Gluck (1714-1787) compose la première version, en italien, de son opéra : Orfeo ed Euridice. C’est alors un compositeur déjà reconnu. Orfeo est son trentième opéra, mais le premier d’un nouveau genre. En s’associant au dramaturge Raniero di Calzabigi, il apporte à son œuvre une plus grande simplicité et un lien plus naturel avec le texte, afin que la musique soit au service de la poésie et non plus de la pure virtuosité vocale.

Il évoque cette réforme de l’opéra en ces termes : « Je me suis efforcé de limiter la musique à sa véritable fonction, qui est de servir la poésie avec expression, tout en suivant les étapes de l’intrigue, sans pour autant interrompre l’action et en évitant de l’étouffer par quantité d’ornements superflus. »

Une œuvre expérimentale  « européenne »
L’opéra nouveau style  conquiert progressivement l’Europe sous deux versions différentes : l’originale pour castrat alto dans le rôle d’Orphée, mais aussi une version pour castrat soprano. Invité à Paris en 1774 par la reine Marie-Antoinette, Gluck revisite une nouvelle fois son opéra pour l’adapter au goût français. Le livret est revu. Le rôle-titre est confié à un ténor. Les trois rôles (Orphée, Eurydice, Amour) ainsi que des passages instrumentaux sont modifiés. Son opéra et sa vision novatrice remportent un très grand succès mais déclenchent aussi une querelle artistique. Au siècle suivant, Berlioz revisitera  de nouveau cet opéra pour adapter cette fois le rôle d’Orphée à une voix de mezzo-soprano, celle de son amie Pauline Viardot.

En résumé il existe  sur le marché quatre versions différentes de ce chef-d’œuvre lyrique

  • 1762 la version originale viennoise, en italien, où le rôle-titre masculin est confié à un contralto castrat
  • 1764 la version de Parme, en italien, réorganisée en un seul acte  où le rôle-titre est transposé par Gluck lui-même pour le soprano castrat, Vito Giuseppe Millico.
  • 1774 la version de Paris en français, dédiée à Marie Antoinette, modifiée et élargie par Gluck lui-même, où le rôle-titre est chanté par un ténor ;
  • 1859 la version arrangée par Berlioz, où le rôle-titre est confié à une mezzo-soprano.

Le mythe grec mis en musique
L’Opéra raconte l’histoire mythologique du poète et musicien Orphée.
Acte 1 Eurydice, l’épouse du poète Orphée est morte piquée par un serpent le jour même de ses noces. Orphée pleure sa mort durant la cérémonie funèbre. Zeus a vu l’immense chagrin d’Orphée et lui a envoyé le dieu  Amour. Orphée aura le droit de descendre aux Enfers. Si sa musique parvient à attendrir les Dieux, alors son épouse lui sera rendue. Seule condition : il ne devra ni regarder ni informer Eurydice de ces conditions lorsqu’il la ramènera sur terre – sinon elle mourra. Décidé, Orphée part à la recherche de sa bien-aimée.

Acte 2 Orphée se fraie un chemin parmi les esprits infernaux. Bien qu’il ne soit pas le bienvenu, il finit par attendrir les gardiens, qui lui ouvrent les portes du royaume des morts.

Une seule condition lui est imposée : qu’il ne croise pas le regard d’Eurydice en remontant des Enfers. Accueilli d’abord avec hostilité par les Esprits infernaux, Orphée est guidé par les Ombres heureuses qui lui rendent Eurydice.

Acte 3 Tous deux chantent le bonheur de leurs retrouvailles, et Orphée veille à ne pas regarder son épouse. Mais celle-ci commence à douter de l’amour d’Orphée, qui lui refuse tout contact.

Dans le paysage des Champs-Elysées, les Ombres heureuses souhaitent la bienvenue à l’époux fidèle et lui rendent Eurydice. Tandis que cette dernière exprime son bonheur, Orphée est contraint de garder le silence et de rester de marbre jusqu’à ce qu’il soit sorti des Enfers.

Acte 4 Orphée tâche de conduire Eurydice loin des Enfers. Mais la jeune femme ignore pourquoi Orphée lui refuse le moindre regard… Ne pouvant résister davantage aux prières d’Eurydice, Orphée succombe : il se retourne et embrasse sa bien-aimée, qui tombe morte aussitôt.

De nouveau, Orphée est plongé dans le plus grand désespoir. Toutefois, les époux seront bientôt réunis pour l’éternité par le dieu  Amour qui intervient et les accompagne vers la lumière ?

Notons que dans le mythe par contre, après la seconde mort d’Eurydice il remonte seul. Il s’exile en Thrace et sera  par la suite déchiqueté par les prêtresses de Dionysos qui ne supportent pas ses lamentations.

La révolution Gluckiste
La réforme gluckiste débute donc avec Orphée et Eurydice créé au Burgtheater de Vienne le 5 octobre 1762. Rompant avec l’omniprésence de l’aria da capo, Gluck et son librettiste Calzabigi privilégient une virtuosité vocale issue du drame. Animés par la quête d’un chant naturel, désireux de renouveler l’artificialité de l’alternance entre récitatif (proche du discours parlé) et air (dévolu à la virtuosité), les deux créateurs complexifient les formes, en généralisant l’usage de récitatifs proches du chant, accompagnés par l’orchestre.

Autre innovation majeure, la simplification des livrets. Dans la Vienne impériale dominaient les drames hérités de Pietro Metastasio (Métastase), poète officiel de la cour quelques trente ans plus tôt : intrigues politiques transposées dans l’univers romain, dont Métastase explore les résonances contemporaines. Gluck et Calzabigi reviennent au modèle grec antique, réduisant drastiquement le nombre de protagonistes sur scène (deux héros seulement dans Orphée et Eurydice)

Le sens de l’œuvre
L’opéra raconte donc  la destinée tragique d’un artiste dont les chants étaient si beaux qu’ils faisaient pleurer la nature. Marié à Eurydice, il la perd mais parvient à émouvoir les gardiens de l’enfer qui la lui rendent à condition qu’il ne se retourne pas pour la regarder. Mais l’infortuné se  retourne et la perd à jamais. Clamant sa douleur, il se fait déchiqueter par une troupe de prêtresses de femmes consacrées au dieu Dionysos, dieu de l’ivresse et du délire.

Derrière l’allégorie, deux mythes poétiques sont exprimés.
D’abord celui du caractère divin, magique, sacré de la musique qui révèle ou contient le secret du monde. Cette conception de la musique est liée à l’émerveillement éternel de l’homme devant sa propre capacité de langage. N’oublions pas que le Chevalier Gluck avait été initié à l’ésotérisme maçonnique et rosicrucien.

Pour Raniero di Calzabigi « Tous les enseignements cachés, mystiques s’écrivent naturellement en langage poétique. »

L’autre mythe c’est l’image d’un artiste détruit par la trop grande violence du pouvoir qu’il manipule : combien d’exemples n’avons-nous pas de ces poètes, qui, comme Hölderlin, sont  devenus fous, ou comme Baudelaire, Van Gogh, Modigliani  ou Rimbaud ont eu des destinés tragiques ?

Certains dont Platon, Saint Augustin  et Berlioz ont cru voir en Eurydice le symbole de l’âme perdue d’Orphée. Cet opéra, révèlerait alors  une vérité plus profonde. L’humanité est à la recherche de son âme qui a été perdue il y a longtemps dans une catastrophe ancestrale.

Orphée descend  donc aux enfers à sa recherche. En retournant à la surface sans Eurydice,  c’est-à-dire sans son âme, les auteurs voudraient signifier les dangers du matérialisme absolu. Les prêtresses de Dionysos, Dieu de l’ivresse, tueront Orphée.  Pourquoi ? Parce qu’elles ne peuvent accepter qu’un être humain puisse pleurer et se lamenter  pour l’amour perdu de son âme et   qu’il préfère cette quête spirituelle plutôt que  l’hédonisme superficiel de l’épicurisme.

Berlioz revisite Gluck
« Il me semble que si Gluck revenait au monde, il dirait de moi en entendant cela : « décidément, voilà mon fils ! » (Hector Berlioz). Après avoir fait de Gluck sa divinité tutélaire, Berlioz raconte dans ses mémoires : « Le jour où, après une anxieuse attente, il me fut enfin permis d’entendre Orphée et Eurydice, je jurai, en sortant de l’Opéra, que malgré père, mère, oncles, tantes, grands-parents et amis, je serai musicien. »

Souvent qualifié par le musicien français de « Shakespeare de la musique », Gluck fascine la génération romantique par sa quête d’un art musical exempt de divertissement, destiné à élever l’auditeur. L’un et l’autre, détracteurs acharnés d’un opéra italien dominé par le vedettariat des chanteurs, Berlioz et Wagner en feront le premier musicien romantique et leur maître.

Berlioz lui rend deux hommages directs : en 1859, il réorchestre Orphée et Eurydice pour l’Opéra de Paris, adaptant à la voix de la cantatrice Pauline Viardot le rôle d’Orphée. La production est un triomphe auquel assiste Wagner. Quelques mois plus tard, il achève Les Troyens dont la grandeur tragique et la gravité héroïque font écho au style gluckiste.

Quelques années auparavant, en 1847, tout aussi habité par Gluck, Richard Wagner avait déjà  révisé  Orphée, et s’était inspiré des chœurs du musicien allemand pour sa  propre réforme de l’opéra.

Un dernier nom émerge parmi les héritiers auto-proclamés de Gluck : celui de Franz Liszt qui, en 1864, dirige Orphée et Eurydice à Weimar. En préambule, Liszt crée un nouveau poème symphonique, Orpheus, inspiré du « point de vue touchant et sublime dans sa simplicité, avec lequel ce grand maître a envisagé son sujet ».

« La version d’Hector Berlioz, c’est un coup de cœur » disait André Tubeuf.  Il réalise la synthèse des versions italiennes et françaises à l’attention de Pauline Viardot, dont la voix pouvait faire revivre l’art disparu des castrats alto pour le public romantique parisien.

Nous vous proposons donc cette version disponible sur YouTube avec Orphée : Marianne Crebassa ; Eurydice : Hélène Guilmette ; Amour : Lea Desandre. Mise en scène d’Aurélien Bory. Chœurs  et Orchestre de l’Ensemble Pygmalion. Direction musicale : Raphaël Pichon.

Jean-François Principiano


 

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.