Mémoires d’Outre-Var : des souvenirs singuliers

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Des décennies dans les coulisses, à observer le monde et le raconter jour après jour : ceci
n’est pas allé sans aventures, mésaventures, coups de chance, plaisirs, déplaisirs, émotions, fous-rires et coups de blues. Le lecteur en ignore tout, mais les journalistes, lorsqu’ils sont ensemble, en reparlent à l’envi. Jusqu’à estimer que peut-être, ils pourraient amuser, intéresser, voire instruire, en réunissant et livrant quelques-uns de ces souvenirs.

C’est ainsi qu’a été composé ce livre, intitulé « Mémoires d’Outre-Var », dans lequel douze journalistes localiers – dix rédacteurs, deux photographes – font récit de leurs souvenirs les plus singuliers.

Mémoires d’Outre-Var », Les journalistes ouvrent leurs archives. Editions « Les Presses du Midi ». 174 pages. 15 euros.

Dans la vie d’un journaliste de la presse locale ou régionale, il n’y a pas que des faits divers, des duels politiques ou des inaugurations … Il y a, parfois des rencontres qui ne se traduiront pas par un « papier », mais dont le souvenir reste vivace, des années plus tard.

NF

Héloïse Mathon, c’était son nom
Juin 1976, agence de Toulon, encore installée rue Truguet.
La  journée a été agréable, la fin d’après-midi est douce. Dans un moment, je quitterai la haute ville et descendrai vers le port où m’attend une joyeuse soirée entre amis de lycée.
Je suis contente du monde et de moi. La vie est belle.
Le pire souvenir de ma vie de journaliste fondra sur moi dans quelques minutes, par le truchement de la secrétaire qui m’appelle depuis le hall d’accueil  : « Une dame demande à parler à un journaliste. Il  n’y a plus que toi ». Je vais à la rencontre de la dame, je me présente. Elle se présente à son tour, très calme :  « Je suis la mère de Christian Ranucci, vous savez, le condamné à mort.  » Je suis tétanisée, perdue, je me souviens d’avoir eu soudain très froid. Comment se comporter face à la mère d’un condamné à mort ?

Je l’invite à entrer dans la rédaction, à s’asseoir. Elle me parle de son enfant, de son innocence, de son désespoir, de sa peur de mourir. De son atroce peur à elle de le voir tête coupée par la guillotine. Je me souviens que je me mords au sang l’intérieur des joues. Elle me demande de l’aider. Elle voudrait que les journalistes prenne la défense de son fils, réclament la grâce présidentielle. Je promets d’alerter mon rédacteur en chef… sachant qu’aucun journal ne se mobilisera pour défendre un homme condamné à mort pour avoir tué une petite fille. Mais comment le dire à cette femme seule, pauvre, qui a si peur, si  mal.

Elle s’en va, me disant qu’elle reviendra. Je pleure dans mon bureau. Je ne descends pas sur le port.

Héloïsee Mathon, c’était son nom, revient à plusieurs reprises, toujours en fin d’après-midi.

Elle a quitté Nice pour habiter près de Toulon où elle travaille, pas bien loin de l’agence. Le journal n’a rien fait pour Christian Ranucci, mais elle revient. Pour parler. Elle n’a personne à qui parler. Nous parlons de tout et de rien et de temps en temps de son fils. Elle lui a donné mon nom et l’adresse du journal. Il va m’ écrire. Et je reçois une lettre : la lumière toute la nuit dans la cellule, la difficulté à  dormir … tout ce qui fait sa vie de prisonnier, de condamné. Je ne sais absolument pas conserver le recul qu’il faudrait. La peur de la mère est contagieuse. J’ignore s’il est coupable ou innocent, mais j’espère qu’il sera gracié. Après tout l’abolition de la peine de mort a fait son entrée dans le débat public …

Mais tout va aller dans le mauvais sens.
En juillet, deux petits garçons sont enlevés au Pradet. L’un  sera retrouvé vivant peu d’heures après. Le petit corps de l’autre, âgé de 6 ans, est trouvé deux jours plus tard. J’assiste aux obsèques avec Henri Ceccaldi. Soudain, de la foule qui suit le cortège funèbre, jaillit un cri repris par des dizaines et des dizaines de voix : « Si l’autre salaud, là-bas, on ne lui coupe pas la tête, on ira foutre le feu aux Baumettes ! ».
Henri me dit  « C’est foutu pour Ranucci ! »
Le cri parvient à l’Élysée : le président de la République refuse la grâce. Christian Ranucci a la tête coupée.
Héloïse Mathon ne reviendra  jamais. Mais, quelques mois plus tard quelqu’un me transmettra un message de sa part : « Madame Mathon vous dit merci ».
Je ne guérirai jamais de ce merci.

Léa

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