Manon de Jules Massenet 1884 Profitons bien de la jeunesse !

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En ce printemps 2021 la jeunesse se sent sacrifiée sur l’autel de la sécurité sanitaire comme elle l’était aux dix-septième et dix-huitième siècles sur celui de la morale bienpensante.

Jules Massenet

C’est une histoire de jeunes gens que nous allons évoquer cette semaine. Des jeunes gens en quête d’absolu fuyant les contraintes jusqu’à la mort. Manon de Jules Massenet (1842-1912) est l’œuvre emblématique de cette volonté de liberté et de jouissance entre provocation et inconscience.

Lorsque l’abbé Prévost écrit en 1731 L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut – qui inspirera Auber, Massenet, Puccini– c’est le tableau d’une époque qu’il nous livre : celle de la Régence, qui voit la vieille société s’éteindre tandis qu’une nouvelle semble naître, pleine de la promesse d’une émancipation nouvelle. C’est dans ce monde d’après qu’évolue la jeune Manon, fuyant le couvent pour embrasser les chemins du désir et de la transgression, et se jeter à corps perdu dans une passion brûlante et autodestructrice avec le jeune des Grieux. Une courte parenthèse d’amour s’ouvre dans leur monde confiné, qui se refermera dans la douleur de l’expiation et la nuit.

La Manon de l’abbé Prévost
Tirée des Mémoires d’un homme de qualité qui s’est retiré du monde, L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut suscite dès sa publication en 1731 un vif émoi dans la société. Passant du statut d’auteur censuré à celui de « modèle des romanciers », il inaugure le « roman moderne ». Avec ce récit autobiographique, qui servira par la suite de base à une myriade d’adaptations, l’abbé Prévost donne vie à un personnage éternel qui inspirera les plus grands. Adapté en mélodrame par Gosse en 1820 à la Gaîté, dansé et célébré par Jean-Pierre Aumer à l’Opéra en ballet-pantomime (un spectacle chorégraphique narratif), il sera même joué en vaudeville sur les planches des Variétés (Dupin et Dartois).

C’est en 1856 que Manon Lescaut est enfin adaptée en opéra par Auber, un succès à l’Opéra-Comique qui aura le mérite d’inspirer Jules Massenet, alors grisé par le succès d’Hérodiade à Bruxelles. Il en simplifie le titre, faisant de Manon, en 1884, l’incarnation de l’éternel féminin.

Manon Lescaut revient en 1893 dans une version de Giacomo Puccini puis fera l’objet des années plus tard d’un film, Manon 70 avec Catherine Deneuve et une musique originale de Serge Gainsbourg.

Histoire d’une passion
Acte I Sur la Place d’Amiens. Dans la cour d’une hostellerie, deux amis Guillot et Brétigny appellent l’hôtelier pour festoyer avec trois jeunes galantes. Pendant ce temps, Lescaut, un soldat, attend sa cousine Manon pour la conduire au couvent. Le coche arrive et les passagers descendent, se plaignant des désagréments du voyage. Manon paraît et Lescaut et Manon font connaissance. Puis Guillot, voyant la jeune fille, cherche à la séduire. Restée seule, Manon, songeuse, compare la vie de luxe et de plaisir des trois jeunes femmes et la vie austère qui l’attend au couvent (Air : « Voyons, Manon, plus de chimère »). Arrive le chevalier des Grieux. Au premier regard, il tombe amoureux de Manon, qui elle tombe sous le charme de des Grieux. Le jeune homme convainc Manon de le suivre à Paris (Duo : « Nous vivrons à Paris tous les deux »). Quand Lescaut et Guillot reviennent, Manon s’est envolée.

Acte II Dans les appartements de la Rue de Vivienne Des Grieux et Manon se sont installés à Paris dans un appartement de la rue de Vivienne. Une seule inquiétude trouble le bonheur du chevalier : comment son père accueillera-t-il la demande qu’il lui adresse d’épouser sa maîtresse ? Aussi, pour se l’assurer, fait-il relire par Manon la lettre qu’il vient d’écrire, non sans accompagner cette lecture d’amoureuses parenthèses. Air « En fermant les yeux ».

La vue d’un bouquet de provenance inconnue jette sur sa tranquillité une ombre vite dissipée par Manon. Cependant, la servante effarée annonce que deux gardes-françaises font rage à la porte : l’un d’eux est Lescaut ; l’autre, c’est, sous un déguisement, Brétigny, qui poursuit la jeune femme de ses assiduités. Brétigny demande à Manon de le suivre. Si Des Grieux reste avec elle, son père le déshéritera, et si elle se sépare de lui, il promet d’en faire une reine en lui offrant toute sa fortune. Manon se sent indigne de Des Grieux et ne veut pas qu’il souffre. Alors que son amant est parti poster sa lettre à son père, elle s’assoit et chante la romance « adieu, notre petite table » car elle a décidé de s’en aller et de quitter Des Grieux. De retour, le chevalier rêve d’un avenir pauvre et d’une vie honnête avec Manon quand des inconnus s’emparent de lui et le font monter de force dans une calèche qui l’emporte au loin.

Acte III Le cours-la-Reine, un jour de fête populaire quelques mois plus tard. Guillot, Brétigny et Lescaut badinent avec des jeunes femmes. Manon apparaît, elle est resplendissante et suscite l’admiration sur son passage. Elle se sent libre d’aller partout comme une reine, belle, heureuse, enviée ; tout semble lui sourire. « Gavotte et air Profitons bien de la jeunesse ».

Dans le tourbillon de la fête populaire, le comte Des Grieux (père) fait son apparition. Il s’enquiert auprès de Brétigny de l’identité de cette belle femme : « Manon », lui répond celui-ci. Le comte comprend alors cet amour qui avait fait perdre la tête à son fils. Il apprend à Brétigny que son fils, entré dans les ordres, va devenir bientôt l’abbé Des Grieux. Manon, qui a surpris leur conversation, s’approche alors du comte et lui demande des nouvelles de cet abbé Des Grieux dont une amie à elle, autrefois, avait été amoureuse. Le comte, qui n’est pas dupe, lui dit que son fils a oublié cette vie antérieure. Manon ne peut le croire et décide de se rendre à Saint-Sulpice pour reconquérir son ancien amant. Des Grieux, de son côté, a lui aussi pris une décision, celle de prononcer les vœux sacerdotaux. Manon, qui a réussi à entrer, retrouve Des Grieux à Saint-Sulpice et lui déclare son amour et son désir d’être pardonnée. Des Grieux la repousse d’abord, l’accusant d’avoir brisé son cœur, mais finit par céder à ses supplications éplorées. Après un duo qui est sans doute le sommet de l’œuvre les deux amoureux fuient ensemble.

Acte IV L’hôtel de Transylvanie un an plus tard. C’est un tripot où se réunit le Paris canaille. A la table de jeu, sont assis, entre autres, Lescaut et Des Grieux, qui, à contrecœur, a accepté de tenter sa chance aux cartes pour satisfaire les désirs de luxe de Manon, qu’il aime plus que tout. Manon se montre très heureuse de ce mode de vie frivole, quand l’argent coule à flot. Des Grieux gagne parties sur parties ; excédé, Guillot l’accuse d’avoir triché. Il quitte les lieux en menaçant Des Grieux, et ne tarde pas à revenir accompagné de la police ; le comte Des Grieux arrive sur ces entrefaites, sépare les amants et fait arrêter Manon.

Acte V Sur la route du Havre un mois plus tard.
Manon est menée en charrette avec d’autres filles aux mœurs légères au port du Havre pour y être embarquée de force et envoyée en Amérique, recommencer une nouvelle vie. Des Grieux retrouve Lescaut, qui pensait pouvoir sauver Manon, mais dont les hommes de main ont fui en apercevant les « mousquets des archers ». Lescaut réussit cependant à soudoyer le garde afin qu’il libère momentanément cette prisonnière « déjà malade, à demi morte ». Manon tombe dans les bras de Des Grieux, et lui demande de lui pardonner : « Qu’ai-je à te pardonner… Quand ton cœur à mon cœur vient de se redonner ! »

Elle se souvient, un instant, de tout ce qu’elle a vécu : de l’auberge, du coche, de la route ombreuse… mais il est trop tard, elle expire dans les bras du jeune homme.

La genèse de l’Opéra
Dans un chapitre de ses Souvenirs, Massenet (1843-1912) raconte longuement quelles circonstances l’amenèrent à écrire Manon.

Par un matin de l’automne 1881, il rapportait à Meilhac un livret de Phœbé, dont il renonçait à écrire la musique. Dans la bibliothèque de Meilhac, le titre d’un ouvrage attira ses yeux : c’était Manon Lescaut, le roman de l’abbé Prévost, Manon tout court, comme il l’appela aussitôt. Ce fut pour lui le réveil d’un projet qui l’habitait depuis longtemps. Il en fit part à Meilhac. Le lendemain, déjeunant avec lui au café Vachette, il trouvait sous sa serviette les deux premiers actes de Manon. Les trois autres devaient suivre à peu de jours, et dans le courant de l’été 1881, il travaillait déjà à son opéra Manon.

La première triomphale
Le 19 janvier 1884, Manon était représentée sur la scène de l’Opéra-Comique. La première fut un véritable triomphe. Dès les premiers actes, la salle entière était conquise. Tous les auditeurs, de l’orchestre aux dernières galeries, se laissaient charmer par les grâces spirituelles et la sensualité raffinée de la musique. Déjà, le rêve de Des Grieux avait été fort applaudi ; mais Carvalho, le directeur de l’Opéra, pour ne pas prolonger le spectacle qui risquait d’être long à cause des nombreux changements de décors, s’était opposé à ce qu’aucun morceau fût bissé. Le duo de Saint-Sulpice mit le feu aux poudres et transporta l’auditoire. Malgré l’interdiction directoriale, la valse de Manon au quatrième acte fut bissée. A la fin de la représentation, on acclama les chanteurs, et avec plus d’insistance encore le compositeur Massenet.

Le style de Massenet
La musique de Manon s’interdit tout ce qui ralentit l’action, tout ce qui fait longueur. Donc, pas d’épisodes plus ou moins symphoniques, pas de surcharge d’orchestration. D’ailleurs l’orchestre ne domine jamais les voix, et demeure, selon la formule de Grétry « le piédestal de la statue, le soutien de la mélodie ». Mais, par contre, de la couleur, du pittoresque, de la vie et surtout de la mélodie, le moyen le plus immédiat et le plus efficace pour toucher la sensibilité des auditeurs. Massenet rejette délibérément, sauf dans quelques airs de bravoure, l’excessif déploiement de virtuosité vocale et toutes les vaines fioritures qui, unies à une extrême pauvreté d’invention musicale, avaient fait la faiblesse de nombreuses œuvres du répertoire. Manon, apparaît comme une longue mélodie continue.

Une œuvre bien française
Manon a donc plusieurs qualités qui justifient un succès populaire jamais démenti.
Et d’abord la douce clarté. Manon est d’une grande évidence émotive immédiate, et telle est la limpidité de ses mélodies et de ses harmonies, que point n’est besoin de l’entendre un grand nombre de fois pour en saisir les moindres détails. Sans longue préparation, dès la première audition, cette musique captive. On la comprend sans peine. On est touché par tant de fraîcheur, de jeunesse et d’enthousiasme.

Ensuite le juste équilibre entre les divers éléments, voix et orchestre, disposition des différentes scènes, mesure exacte dans les emprunts faits aux anciens procédés de l’opéra-comique. Tout cela donne une partition d’une grande fluidité.

On notera aussi la discrète science de Massenet. Sans doute il connaissait de la musique tout ce qu’on en peut savoir. Ses longues études, sa situation de professeur au Conservatoire lui avaient donné un métier irréprochable. Il n’était pas de secret dans la technique qui lui fût inconnu. Mais le métier avec lequel il se sert des ressources de l’harmonie pour amplifier les élans de sa pensée mélodique, l’adresse avec laquelle il manipule la matière musicale, tout cela, il le cache soigneusement, pour ne laisser paraître que la grâce et l’esprit.

Enfin l’élégante tenue du livret classique, qui va parfois jusqu’à une certaine mièvrerie salonarde. Esprit, nuancé de malice et d’ironie dans l’évocation d’un Lescaut ou d’un Guillot, dans la caricature ou, plus exactement, dans le pastiche un peu forcé de quelques anciennes formules comme bourrée, menuet, gavotte, rondeau… Grâce voluptueuse dans les airs de Manon d’une forme mélodique qui n’appartient qu’à Massenet. Vigueur poétique  juvénile dans les interventions de Des Grieux.

Certes, cette œuvre ne s’élève pas jusqu’aux sommets austères de l’art musical, mais s’arrête volontiers à mi-côte, dans la petite mansarde de deux jeunes gens, séduits par les inflexions tendres et les courbes langoureuses de la mélodie.

Nous ressemblons un peu à ces jeunes amoureux qui ne vivent leur relation que dans le présent. Loin des regards, nous l’oublions, nous la dénigrons. Comme il est de bon ton de dénigrer Massenet au profit de Wagner. Et d’oublier cette œuvre de plus en plus rarement programmée. Pourtant, sous le charme de sa voix, conquis par  son sourire, nous abandonnerions facilement ces postures pédantes.

Séduisante Manon, le courage nous manque de la repousser. Tendrement, Massenet nous enveloppe de ses caresses, et nous lui ouvrons les bras. Profitons bien de la jeunesse, nous n’aurons pas tous les jours vingt ans !

Jean-François Principiano

L’opéra complet Staatsoper Hamburg

« Profitons bien de la jeunesse !» Anna Netrebko 2007 orchestre de Berlin. (Contre ré !)

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