L’Orfeo de Monteverdi (1563-1647) est le chef-d’œuvre fondateur du répertoire lyrique occidental. Dès sa naissance le genre fut marqué par son inscription dans le monde artistique et politique : le prince Francesco Gonzaga à la tête de l’Académie mantouane des Invaghiti (les inspirés) choisit les chanteurs, organisa les représentations, fit imprimer le livret ; le compositeur Claudio Monteverdi et le librettiste Alessandro Striggio soucieux d’offrir au prince une œuvre répondant à ses ambitions culturelles et politiques, créèrent le 24 février 1607 une fable en musique, où se mêlaient le théâtre, la poésie et la musique : « le spectacle fut inhabituel puisque les acteurs dirent leur partie en musique » notera l’un des observateurs.
La recherche de l’émotion.
L’expression naturelle, dégagée par le texte et la musique sont au service de l’émotion. Même si ce sujet mythologique avait déjà été exploité par ses prédécesseurs (Ottavio Rinuccini, Jacopo Peri), Monteverdi donne à ce récit une dimension tout à fait particulière en réalisant une œuvre bouleversante, à la croisée des chemins entre les diverses tendances musicales de son temps : ainsi conjugue-t-il une écriture moderne résolument tournée vers le baroque à l’idéal antique de l’humanisme.
Sous l’égide d’Orphée, la problématique triangulaire entre la poésie, la musique et le théâtre venait de naître au sein d’une expression artistique nouvelle, l’Opéra, qui continue encore aujourd’hui à nous fasciner.
Monteverdi se met à l’écriture de l’Orfeo, alors que sa femme qui vient de donner naissance à un second enfant, tombe malade. Elle meurt à l’achèvement de l’Orfeo. L’émotion de la perte d’Euridice est-elle liée au destin funeste de la femme de Monteverdi ?
Dans le livret original, distribué au public pour que tout le monde puisse le suivre à la première de l’opéra, Orfeo est finalement mis en pièce par les Ménades furieuses car il a bravé la destinée des humains en descendant au royaume des morts. Les pages musicales de cette fin tragique sont perdues. La censure du Prince semble avoir imposé une fin heureuse contrairement à la source de la légende, empruntée aux Métamorphoses d’Ovide. Ainsi au dernier acte Apollon, père d’Orphée, conduit finalement le héros vers un paradis céleste, ou il retrouvera Eurydice.
Prologue la Musique.
Après la Toccata initiale, l’allégorie de la Musique vient saluer les nobles commanditaires de l’œuvre : « Dal mio Permesso amato a voi ne vegno ». La Muse décrit ses pouvoirs capables d’apaiser le trouble ou d’enflammer les esprits. Elle aspire à conter la fable d’Orphée, qui attira les bêtes sauvages grâce à son chant et soumit l’Enfer par ses prières. Ce prologue est une sorte de définition du pouvoir de la musique dans la culture occidentale.
Acte I
A l’entrée du temple d’Apollon en Thrace. Le premier Berger célèbre les noces d’Orphée et d’Eurydice. Le chœur des Nymphes et des Bergers entonne un chant nuptial « Vieni Imeneo, deh, vieni ». Une Nymphe invite les Muses à unir leurs chants célestes aux prières terrestres. Un ballet chanté par le chœur « Lasciate i monti » précède le chant de bonheur d’Orphée « rosa del Ciel », véritable hymne au soleil. Eurydice exprime sa joie et place son cœur sous les auspices d’Amour. En évoquant le mariage du Héros et la joie du bonheur futur, les Nymphes et les Bergers renouvellent leurs prières au temple d’Hyménée.
Acte II
Dans une forêt profonde, au loin un temple grec. Orphée est heureux de retrouver les Bergers et de revoir les paysages de son enfance : « Ecco pur ca voi ritorno ». Il évoque à nouveau son passé tourmenté et se réjouit de son bonheur présent. A l’arrivée de Silvia, la Messagère, la scène s’assombrit. Elle apporte la nouvelle de la mort d’Eurydice : « La tua diletta sposa è morta ! », mordue par un serpent alors qu’elle cueillait des fleurs. Orphée chante sa douleur : « Tu se’ morta, se’ morta mia vita, ed io respiro ? » ; il se promet de rejoindre Eurydice au plus profond des abîmes, de la ramener vivante ou de mourir. La Messagère, désespérée d’avoir meurtri l’âme aimante d’Orphée se condamne à finir sa vie au fond d’une caverne. En écho, le chœur des Bergers et des Nymphes amplifie le récit : « Ahi caso acerbo, ahi fato empio e crudele » et prévient les mortels de la fragilité du bonheur.
Acte III
A l’entrée des Enfers. Guidé par l’Espérance, Orphée, la lyre en main se présente au seuil du royaume ténébreux des Enfers : « Scorto da te, mio Nume ». Caron, le Nocher des âmes, le repousse avec véhémence : « O tu ch’innanzi morte a queste rive ».
Par un chant exaltant : « Possente spirto e formidabil Nume », Orphée tente d’attendrir le cœur de Caron. Ce dernier demeure inflexible. Une nouvelle lamentation ainsi qu’une sinfonia magique viendront à bout du gardien des Enfers ; celui-ci s’endort et Orphée s’empare de la barque et traverse le fleuve. Le Chœur des Esprits infernaux chante la hardiesse d’Orphée.
Acte IV
Au cœur des Enfers. Emue par les lamentations d’Orphée, Proserpine supplie Pluton d’exaucer la prière du musicien : « Signor, quell’infelice ». Pluton accepte mais pose une condition : Orphée ne devra pas lever son regard vers son épouse avant d’avoir quitté les abîmes. Le Chœur des Esprits infernaux s’interroge sur la capacité d’Orphée à respecter cette règle. Le musicien exprime son allégresse, et vante la toute-puissance de sa lyre. Orphée et Eurydice remontent vers la lumière. Pourtant, un nouveau doute s’empare de lui, il doute de la présence réelle d’Eurydice : « Ma mentre io canto ». Aveuglé par son désir, il brave l’interdit et se retourne ; Eurydice chante une dernière fois son amour : « Ahi, vista troppo dolce e troppo amara ! » puis disparaît parmi les ombres de la mort. Le Chœur des Esprits conclut : Orphée a triomphé de l’Enfer mais a ensuite été vaincu par ses passions.
Acte V
Orphée est de retour sur terre. L’Echo lui renvoie sa propre image, celle d’un amant inconsolable dont les yeux se sont changés en sources de larmes. La folie s’empare peu à peu de lui. Apollon descend sur un nuage en chantant ; il reproche à son fils d’avoir été l’esclave de ses passions. Il l’invite à rejoindre le Ciel où, parmi les étoiles, il contemplera la charmante image d’Eurydice. Les Bergers et les Nymphes dansent et chantent le bonheur retrouvée d’Orphée.
Le sens de l’œuvre
Avec L’Orfeo, Monteverdi s’inscrit dans le mouvement humaniste de la Renaissance italienne. Voulant retrouver la psalmodie de la Grèce antique Monteverdi découvre une nouvelle forme, l’Opéra. Le sujet est tiré des Métamorphoses d’Ovide, dans lesquelles Orphée, incarnation du poète-musicien, assure l’harmonie de l’univers.
La forme de l’opéra, un prologue et 5 actes, s’inspire de la structure de la tragédie Grecque.
L’opéra se compose donc d’épisodes symétriquement organisés autour de l’acte III central (la démonstration du pouvoir de la musique par Orphée descendant aux Enfers), encadré par les deux morts d’Eurydice au deuxième et quatrième acte.
Comme dans le théâtre antique, le chœur, ici constitué de bergers et de nymphes, chante et commente l’action. Il intervient à la fin de chaque acte en guise de conclusion.
Innovation et modernité
Mais Monteverdi ne reste pas tourné vers le passé et fait preuve d’innovation et de modernité dans son écriture musicale. Il indique avec précision les instruments de l’orchestre (ce qui est inhabituel pour l’époque), minutieusement choisis pour leur couleur, à des fins dramatiques : la flûte pour les scènes pastorales, les cornets et saqueboutes pour les enfers, les cordes pincées pour l’harmonie céleste ou l’orgue pour évoquer la mort. C’est une des rares partitions qui nous est arrivée complète (chant et orchestration).
Il fait aussi cohabiter deux styles d’écriture : la polyphonie madrigaliste et la monodie accompagnée, la seconda pratica, propice à une cohésion entre le texte et la musique, préfigurant la conversation chantée reprise par tous les grands réformateurs de l’Opéra futur (Lully, Purcell, Rameau, Gluck, Moussorgski, Wagner, le dernier Verdi, Debussy, Richard Strauss, Schoenberg et Alban Berg…)
Une œuvre symbolique de l’Europe occidentale
Au-delà de ses qualités musicales cette œuvre est le symbole de l’idéal humaniste. L’homme par la puissance de son art peut vaincre l’angoisse de la mort et sublimer sa condition par le pouvoir de la création. N’oublions pas que le XVIe siècle est aussi celui des grands bouleversements économiques, sociaux, scientifiques (l’imprimerie de Gutenberg, les grandes expéditions, la révolution copernicienne…).
Les intellectuels, philosophes et artistes lisent les écrits de l’Antiquité et s’en inspirent pour forger de nouvelles idées humanistes : en replaçant l’Homme au centre de la pensée, ils affirment leur confiance dans le progrès, dans l’être humain, et dans son perfectionnement par la connaissance, l’éducation et la puissance de l’art.
Jean François Principiano