Les menaces de l’enseignement à distance dans les universités

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Les menaces de l’enseignement à distance dans les universités. L’appel à la résistance.

Les attentes pour un monde plus juste, plus solidaire, plus démocratique, plus écologique, n’ont jamais été aussi grandes.

Mais, alors que le vieux monde semble repartir de plus belle sur sa lancée mortifère, les universités, lieu fondamental de construction et de diffusion des savoirs de notre société – et pourtant maintenu fermé aux étudiant·es jusqu’en septembre, se préparent à opérer un tournant dont les conséquences seraient dramatiques et pourraient transformer à jamais nos modes de transmission des savoirs aux jeunes générations.

Frédérique Vidal

Sous l’injonction ministérielle de « prévoir que les cours magistraux puissent être offerts à distance » et de « franchir un pas supplémentaire sur l’enseignement ”hybride” » (interview de Frédérique Vidal, le 8 mai 2020, dans ”Le Parisien”), toutes les universités préparent activement des scénarii de rentrée où le face-à-face pédagogique se ferait très majoritairement par l’intermédiaire d’un écran.

L’illusion de l’enseignement à distance
Pourtant rappelons-le, « l’enseignement à distance » n’est qu’un ersatz d’enseignement. Plus de deux mois de confinement durant lesquels chaque enseignant·e a dû adapter ses pratiques ordinaires pour proposer des contenus sous de nouvelles formes et tenter de maintenir le lien construit avec les étudiant·es, l’ont largement prouvé. Malgré toute leur bonne volonté, une surcharge de travail certaine et la mobilisation de leur savoir-faire professionnel, les enseignant·es ont assisté à la diminution brutale puis régulière du nombre d’étudiant·es pouvant répondre à leurs messages ou assister à leurs visioconférences.

Trop d’inégalités
Ce sont les étudiant·es les moins doté·es socialement qui ont été principalement affecté.e.s, rendant particulièrement criantes, ici comme ailleurs, les inégalités qui fracturent notre société. Fragilisé·es par la crise sanitaire, précarisé·es dans leurs conditions de logement, de santé, d’alimentation, empêché·es de suivre des cours à distance, ils et elles n’ont pas pu poursuivre leur travail universitaire. Pour celles et ceux qui ont pu tenir, cela ne s’est pas fait sans peine : fatigué·es par des journées passées derrière leur écran, seul·es face à leurs incompréhensions, soumis·es à des informations contradictoires sur les modalités de contrôle de connaissance, sommé·es de devoir passer des partiels télésurveillés, en partie désocialisé·es par de longues semaines de confinement, ils et elles finissent ce semestre épuisé·es, reconnaissent avoir moins appris qu’en temps ordinaire et sont pour beaucoup démotivé·es pour poursuivre des études.

La crise sanitaire comme alibi
Réorganiser l’Université pour que ces formes de cours à distance soient pérennisées, c’est assurément prendre le risque d’une déscolarisation massive de notre jeunesse. Car c’est faire fi de ce qu’implique l’activité d’enseignement, qui repose sur une relation humaine, qui engage le corps de l’enseignant.e, qui fait appel à tous ses sens et à ses émotions pour ajuster en permanence le propos enseigné à sa réception. C’est nier aussi ce qui constitue l’expérience étudiante : un apprentissage de savoirs, certes, mais aussi des dialogues avec son enseignant·e, des échanges entre étudiant·es, du travail collectif, la fréquentation des bibliothèques, les formes de sociabilité étudiante, les pratiques culturelles, l’engagement citoyen et politique… tout ce qui fait le sel de la vie étudiante, qui forme à bien d’autres choses que ce qu’une maquette d’enseignement définit et qui détermine bien des destins impensés a priori.

La  vraie transmission des connaissances
Même planifié et organisé, avec un déploiement de moyens techniques et de formations aux outils numériques pour les enseignantes, avec des prêts de matériel informatique pour les étudiant·es (ou des offres de crédit bancaires spécifiques) et une 5G déployée sur tout le territoire, ces formes de transmission de connaissances à distance correspondent à une profonde remise en cause du métier d’enseignement et à une considérable dégradation des conditions d’études.

Et puisque les intérêts économiques semblent prévaloir, a-t-on au moins pensé aux conséquences de telles mesures pour les villes universitaires privées de la présence de leurs étudiant·es?

Créons des emplois plutôt que de nourrir les GAFAM !
Oui, « le tout numérique est inacceptable. Non, « la grande université numérique ne doit pas avoir lieu.  Or, les universités sont actuellement en train de décider de plans d’investissement massifs pour équiper numériquement les amphithéâtres et salles de cours, pour soutenir l’achat de matériel pour leurs personnels et pour certains étudiant·es.

Une paupérisation de l’Université
Tout comme la nécessité de confiner la population face au Covid-19 a été la conséquence de décisions cumulées de politiques sanitaires et de santé publique, la rentrée universitaire à distance aujourd’hui envisagée par Mme Vidal est le produit de décennies de politiques qui ont dégradé et paupérisé le service public d’enseignement supérieur : comment garantir les gestes barrières dans des amphis bondés ou dans des groupes de TD de 45 étudiant·es ? Comment organiser le dédoublement des cours avec un manque criant d’enseignants-chercheurs titulaires et le recours massif aux contrats courts et précaires voire aux autoentrepreneurs ? Comment assurer l’état sanitaire de locaux souvent insalubres quand les personnels d’entretien et des services techniques ont été réduits ou externalisés ? L’enseignement à distance, programmé depuis longtemps dans les instances ministérielles et mis en pratique à grande échelle durant ces mois de confinement, est alors présenté comme la solution qui s’impose !

Une vraie rentrée universitaire
Pourtant une autre rentrée 2020 est possible. Elle exige assurément des moyens financiers que tous les acteurs de l’enseignement supérieur et la recherche réclament depuis des décennies et que le gouvernement doit enfin attribuer. Mais elle appelle aussi à des actes forts de la part des acteurs locaux, dans les marges de manœuvre concédées pour « l’autonomie des universités », pour permettre un véritable enseignement, i.e. en présence.

Nous pensons que plutôt que d’investir des millions d’euros dans des équipements numériques qui enrichissent des entreprises privées, dont l’empreinte écologique est considérable, qui deviendront rapidement obsolètes et qu’il faudra donc sans cesse renouveler, les universités doivent « investir dans l’humain ».

Des humains plutôt que des machines !
« Investir dans l’humain », c’est d’abord créer des emplois : il faut donner aux universités les moyens de recruter des agents d’entretien pour assurer le lourd travail de désinfection des locaux (et en profiter pour revaloriser les salaires de ces « travailleur.ses de première ligne »), du personnel administratif pour assurer la coordination des enseignements d’un point de vue logistique (complexification des emplois du temps, prospection de salles et de lieux alternatifs d’enseignement, etc.) et des enseignant·es-chercheur·ses pour diviser les groupes de cours et TD.

L’Humain avant tout
« Investir dans l’humain », c’est aussi miser sur ses capacités d’imagination et de coopération pour repenser l’organisation ordinaire d’une année universitaire. Par exemple, les universités pourraient accueillir moins d’étudiant.es de manière simultanée – afin que la division par deux ou trois des groupes, nécessaire pour le respect des règles de distanciation, ne soit pas empêchée par les contraintes des locaux. Pour cela, elles pourraient agir sur l’allègement – à titre exceptionnel et provisoire et en concertation avec les équipes pédagogiques – des maquettes de formations, sur la durée d’une année universitaire et la durée des semestres (concentration des cours sur 8 semaines ou même suppression de la semestrialisation), sur la date des rentrées et fins d’année par formation, sur un changement raisonnable et sous conditions des heures d’ouverture de l’université, etc. Avec moins d’étudiant·es présent·es au même moment, elles pourraient alors organiser des attributions de salles pour chaque sous-groupe afin que les étudiant·es puissent respecter les « gestes barrières », rester dans la même salle et être présents à tous les TD et CM. Ces dispositions nécessiteront des ajustements des conditions ordinaires de travail pour des agents qui se sont déjà fortement mobilisé·es en cette période de crise et sauront sans nul doute poursuivre cet investissement. Mais cela ne pourra se faire que dans la mesure où des garanties seront apportées sur leurs conditions de négociations avec les représentants des personnels et des étudiant·es, sur leur caractère provisoire et révisable dès l’amélioration du contexte sanitaire, sur leur supervision par les instances représentatives et sur les contreparties que les personnels peuvent espérer pour le surcroit de travail que cette réorganisation va réclamer. Les dispositions prises du fait de conditions exceptionnelles ne doivent perdurer et cela doit être clairement établi.

« Présidents et présidentes d’Université, avez-vous déjà oublié tous ces espoirs formulés et ces propositions d’une société plus juste, au service des populations, revalorisant des métiers malmenés par les projets de démantèlement des services publics, laissant aux travailleurs de l’autonomie pour décider collégialement de la manière de s’organiser ? Du fait de votre position et malgré toutes les contraintes financières dans lesquelles le Ministère vous a placé.es, vous êtes aujourd’hui en mesure de proposer une autre université et une autre société que celles décrites dans les pires dystopies* que la littérature et le cinéma ont inventées. »

Héléne Strevens

Hélène Stevens, Maîtresse de conférences en sociologie, Université de Poitiers

Propos recueillis par Jean-François Principiano TV83

*dystopies : Récit de fiction qui décrit un monde utopique sombre.

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