Le Retour d’Ulysse dans sa Patrie de Monteverdi

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Surmonter les épreuves pour construire sa dignité

Claudio Monteverdi

Le retour d’Ulysse dans sa Patrie de Claudio Monteverdi (1567-1643) composé en 1641 à Venise est le dernier opéra du compositeur de l’Orfeo (Favola in musica), en quelque sorte son testament musical.

Avec Ulysse, nous abordons les rives du mythe, (un symbole universel) celui de la fin du voyage d’Ulysse et son retour auprès de sa fidèle épouse, raconté par l’Odyssée d’Homère.

Ici, les dieux et les hommes s’entremêlent, le tragique, l’émotion tendre et le comique alternent. Le livret de Giacomo Badoaro (1602-1654) offre en effet une infinité de thèmes à la fois intemporels et profondément humains.

Musicalement, si l’héritage du madrigal s’affirme dans la richesse des ensembles, apparaissent déjà des formes plus élaborées, en particulier dans le traitement du recitar cantando (la déclamation) et des ritournelles orchestrales, sublimes de sensualité.

Une œuvre que l’on croyait perdue
En 1880, une partition manuscrite anonyme d’un Ritorno d’Ulisse est découverte à la Bibliothèque nationale de Vienne. Quelques années plus tard, c’est une copie d’un livret qui est retrouvée à la Biblioteca Marciana de Venise. Il n’en faut guère plus pour établir une relation entre les deux, et en déduire qu’il s’agit du Retour d’Ulysse dans sa patrie de Monteverdi, œuvre évoquée dans les témoignages du passé mais considérée perdue après sa représentation. Les incohérences entre le livret (en cinq actes) et la partition (en trois actes) remettent en cause pendant un temps cette hypothèse, mais malgré les doutes, la paternité de l’œuvre est finalement attribuée au célèbre compositeur italien. En effet, l’écriture musicale montre des éléments stylistiques caractéristiques de Monteverdi qui sont incontestables.

Vincent d’Indy en donna la première exécution française en … 1925.

 Musique entre Renaissance et Baroque
Alors qu’il révolutionnait déjà le genre du drame musical avec son Orfeo en 1607, Monteverdi à la fin de sa vie poursuit ses innovations  dans Le Retour d’Ulysse. Témoin du passage de la Renaissance au Baroque, le compositeur délaisse progressivement la prima prattica (le contrepoint polyphonique rigoureux de l’école franco-flamande), pour la seconda prattica (la monodie accompagnée).

  • Sur le plan formel, la structure est conçue en scènes.
  • La distinction entre air et récitatif n’est pas toujours nette, le passage de l’un à l’autre s’opérant souvent sans transition.
  • Sur le plan musical, on ne parle pas encore de tonalité.
  • L’écriture est toujours largement tributaire des modes de la Renaissance.
  • Cependant, on observe déjà une transition vers la tonalité baroque, à travers l’utilisation de plus en plus fréquente d’altérations accidentelles, destinées à colorer la mélodie.
  • On voit progressivement émerger la future opposition entre « majeur » et « mineur ».

L’Orchestration manque
En 1640, le compositeur était présent lors des répétitions pour donner toutes les précisions nécessaires et adapter l’instrumentation  (l’orchestration) en fonction des conditions de représentation. Il n’existe donc aucune partition d’ensemble, et l’accompagnement écrit des parties vocales est réduit à sa plus simple expression : juste une ligne de basse continue, notée sous la partie de chant, comme il était alors d’usage. (Un peu comme dans le jazz).

Depuis le XXe siècle, de nombreux compositeurs ou interprètes, tels Luigi Dallapiccola, Hans Werner Henze, Nikolaus Harnoncourt ou René Jacobs, se sont attachés à donner leur version de l’œuvre, parfois en procédant à un véritable travail musicologique de réécriture, d’arrangement et d’orchestration. Le tout en tenant compte du diapason de l’époque (plus bas que l’actuel), des indications de transpositions, ainsi que des nombreuses erreurs des copistes !

Un mythe universel
Dans le Prologue intervient l’allégorie de la Fragilité humaine, qui déplore la précarité de la vie de l’homme, usé par le Temps, broyé par un Destin aveugle et insensible, dominé par l’Amour qui dompte même les dieux de l’Olympe.

Acte I Dans l’île d’Ithaque Pénélope pleure la longue absence d‘Ulysse son époux dans une belle déploration mi chantée mi psalmodiée. Sa servante, la frivole Melanto, batifole avec Eurimaque, seigneur d’une ile voisine, l’un des prétendants à la main de Pénélope.
Pendant ce temps Ulysse est sur le chemin du retour sur son navire prêté par les Phéaciens de Corcyre actuellement Corfou. Poséidon, dieu de la mer, déchaine une tempête pour venger la mort de son fils le cyclope Polyphème tué par Ulysse. Naufragé, Ulysse a tout perdu et git comme mort sur le rivage d’Ithaque.

Acte II dans les collines d’Ithaque le berger Eumée médite sur le sort des rois, plus exposés au malheur que les autres hommes qui peuvent, eux, trouver le bonheur dans une existence paisible au sein de la nature.
Ulysse, protégé par Athéna, n’est pas mort. Il est reconnu d’abord par son chien Argos, puis secouru par son fils Télémaque. Retrouvailles entre le père et le fils.

Acte III  au palais royal.  Sur les conseils d’Athéna, Ulysse se déguise en mendiant pour mieux observer Pénélope. Cette dernière, pour retarder le mariage  avec un des prétendants qui assiègent  son trône, impose l’épreuve de l’Arc. Elle épousera celui qui réussira à bander l’Arc d’Ulysse.
Tous échouent sauf le mendiant  (Ulysse déguisé) qui massacre alors les prétendants. Euryclée la vieille  nourrice reconnaît Ulysse. Mais Pénélope hésite encore. Est-ce bien lui ! Pourquoi est-il si vieux !
Ulysse s’approche de Pénélope et lui décrit la couverture de soie tissée qui ornait jadis leur couche et reprend sa forme véritable. Pénélope et Ulysse s’abandonnent enfin au bonheur des retrouvailles en un splendide duo d’amour.

« Sospirato mio sole, rinnovata mia luce, porto quiete e riposo bramato, si, ma caro, per te gli andati affanni a benedir imparo. » (O mon soleil adoré, ma lumière retrouvée, havre de paix et de repos, je t’ai tant désiré que j’apprends à bénir les souffrances enfouies et si longtemps endurées.)

Le sens ésotérique du livret
Le travail de Giacomo Badoaro ne fut pas une mince affaire, car ce ne sont pas moins que les onze derniers chants de l’Odyssée (soit environ 230 pages de texte) que le librettiste a dû condenser en seulement trois actes !

Respectant la construction de l’Odyssée, Ulysse est dans le monde fantastique des rêves et des images quand il raconte ses aventures à la cour du roi des Phéaciens et rentre dans la vie réelle et le récit narratif direct lorsqu’il vit les dernières péripéties de son retour et de sa vengeance. Cette dernière partie est relatée en cinq séquences musicales :

    1. D’abord lui, le baroudeur des mers, doit se confronter avec l’éternel féminin quand il va retrouver son épouse, la vertueuse Pénélope, l’image même de la femme idéale, pure et honnête, le modèle de la fidélité conjugale, …
    2. Mais pour la reconquérir, il lui faut triompher de nouvelles épreuves. Il doit, s’il veut arriver à ses fins, venir à bout des prétendants qui, depuis des années ont occupé son palais et fait le siège de sa femme, expression de la dépravation et de l’intempérance que tout homme se doit de combattre en lui pour atteindre le bonheur.
    3. Une fois encore, il doit exploiter toutes les ressources de son âme, s’humilier en se métamorphosant, avec l’aide d’Athéna, en vieux mendiant à l’aspect inoffensif.
    4. En vertu du principe selon lequel il faut se plonger dans l’obscurité pour connaître la lumière, il n’hésite pas à encourir le danger en pénétrant de nuit dans son ancien palais où règnent en maîtres ses ennemis. Là, il les observe, connaît insultes et humiliations, et prépare sa vengeance.
    5. C’est en usant d’un arc que celle-ci va s’accomplir. Symbole de la perfection divine dans de nombreuses civilisations, l’arc suppose, pour être maîtrisé, une intime harmonie entre le corps et l’esprit. Arme d’Apollon, le dieu de la mesure, il est pour Ulysse l’instrument qui va lui permettre de triompher.Un message toujours actuel
      La reconquête de son royaume par le héros, terme de son Odyssée, est une représentation imagée de la victoire remportée par l’homme qui a su résoudre tous ses conflits personnels. Ayant quitté Ithaque vingt ans plus tôt, il est à présent revenu dans sa patrie.Le parcours qu’il a suivi, non linéaire mais cyclique, est celui imparti à l’individu, qui, doit se trouver à travers des épreuves. Telle est l’image de la vie, sujette à de multiples tensions entre aspirations opposées.

      Le  message de Monteverdi / Badoardo est que l’homme / la femme doit harmoniser toutes les tensions, autrement dit faire triompher en soi la conciliation, base de toute sagesse.

      C’est le sens de la prédiction que lui fait aux enfers le devin Tirésias : «Il faudrait repartir avec ta bonne rame à l’épaule et marcher, tant et tant qu’à la fin tu rencontres des gens qui ignorent la mer,  c’est là qu’il te faudrait planter ta bonne rame et faire à Poséidon le parfait sacrifice d’un bélier». C’est ainsi que, renonçant aux incertitudes du monde marin, Ulysse doit s’enraciner davantage dans sa terre. La réconciliation avec Poséidon illustre cette volonté de concilier les tendances les plus contraires de la nature humaine, si en honneur dans la sagesse grecque. Chacun se doit d’accepter la réalité telle qu’elle est, avec toutes ses contradictions et ses paradoxes, ses agréments et ses douleurs.

      Le sens initiatique de l’œuvre
      En présentant une histoire qui met en avant l’homme, la fragilité de sa condition et sa place dans la nature, l’opéra confronte le spectateur avec lui-même.

      Chaque personnage se voit donc caractérisé musicalement, afin de représenter une facette de l’être humain à laquelle le spectateur peut s’identifier.

      Pour cela, Monteverdi utilise tous les moyens  mis à sa disposition à son époque : il varie les tessitures, alterne les modes d’expression (aria, récitatif, arioso, danses…) ainsi que les types de chant (chœurs, pastorales, berceuses, invocations, récits  …).

      Chaque état d’âme devient aisément identifiable, à travers la manière de chanter des personnages.

      Pénélope, femme fidèle et éplorée, ne s’exprime qu’au moyen du récitatif et ne se laissera aller à l’épanchement lyrique qu’à la toute fin de l’opéra.

      À l’opposé, la servante frivole Mélanto  a plusieurs airs. Le berger Eumée, qui ne se manifeste qu’en chantant, contraste avec  Iro, le serviteur bouffon des prétendants, glouton et bègue, qui, à défaut de pouvoir chanter, se sert de grognements et de gémissements.

      Les dieux ne sont pas en reste, mais ont recours au chant de manière extravagante, multipliant les effets virtuoses (roulades, trilles, affetti, singhiozzi…) afin de prouver leur supériorité sur les humains.

      Toute cette œuvre baigne dans une atmosphère envoutante et mystérieuse soulignant la dignité de l’homme qui résiste aux épreuves  de la vie grâce à la « virtu ».

      Une leçon de courage et d’espoir au milieu des ténèbres.

      Fuggano dai petti dogliosi affetti : tutto e goder ! « Que les souffrances passées désertent nos cœurs car la joie doit  régner ! »

      Jean-François Principiano

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