Le Palais enchanté d’Atalante de Luigi Rossi

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De l’amour passion vers l’amour universel
Pour honorer lyriquement la Saint-Valentin, ne l’oubliez pas le 14 février, les amateurs d’opéra ont l’embarras du choix puisque toute la tradition occidentale tourne autour de la passion amoureuse. Il faut convenir que très peu d’œuvres font le choix de l’initiation pour un dépassement vers le haut de cette motivation sentimentale commune à tous les humains. Il est cependant une œuvre de la période baroque qui mérite l’approfondissement d’autant que sa redécouverte est récente. Ce n’est pas d’ailleurs un opéra au sens habituel du terme mais une sorte de cérémonial initiatique ou le supramental cher à Aurobindo s’épanouit aux accents d’une musique étonnamment moderne.

Luigi Rossi

Voici donc il Palazzo incantato di Atalante, Azione musicale en un prologue et trois actes de Luigi Rossi, sur un livret de Giulio Rospigliosi (1600-1669) qui deviendra le pape Clément IX, et qui s’inspira de l’Orlando furioso de L’Arioste (1474-1533).

L’œuvre sera représentée pour la première fois avec grand succès à Rome, au palazzo Barberini, le 22 février 1642 lors d’une représentation privée qui réunissait un parterre exclusivement masculin de cardinaux, de prélats, de Jésuites, de théologiens et de philosophes.

Une métaphore initiatique
Le prologue fait intervenir quatre allégories, la Peinture (soprano), la Poésie (soprano), la Musique (soprano) et la Magie (soprano). Ce sont les forces magiques que manipulent le mage Atalante, maître spirituel Persan qui fait penser au Sarastro (Zoroastre) de la Flûte Enchantée, pour attirer les personnages de l’Arioste dans son Palais Enchanté et les initier aux lois de l’amour universel.

Atalante, avec l’aide de son serviteur le nain, attire donc chevaliers et dames, musulmans et chrétiens, les principaux personnages de l’Orlando Furioso (le Roland furieux), qui après les multiples péripéties d’une vie tumultueuses sont en quête du sens de leur vie. Roger, Roland, Angélique, Medor, Sacripan, Rodomont, Mandicarde, Astolphe et tant d’autres de retrouvent sous les murs de ce château mystérieux.

Acte 1 Aux abords du Château d’Atalante.
Ces nobles héros s’interrogent tous sur la profondeur de leurs sentiments mais aussi sur ceux de leurs amants ou de leurs compagnons perdus. Orlando cherche à comprendre pourquoi son Angélique a été séduite par le chevalier sarazin Medoro. Bradamante cherche à comprendre pourquoi son amoureux Ruggiero fascine tout le monde par sa beauté.

En un tourbillon de lyrisme poétique et musical les personnages cherchent à comprendre leurs propres sentiments dominés par la passion et la pulsion sexuelle. Le séjour dans ce Palais va produire sur eux comme une thérapie de groupe dont ils devraient ressortir grandis. L’acte s’achève par un Chœur final. « Ah, che strana cecità ! »

Acte 2 Dans les diverses salles du Château d’Atalante.
Après s’être mis à nu psychologiquement au cours d’une série de récitatifs, arias, duos, longues déclamations, les héros supplient le magicien de les libérer. Atalante se dévoile alors. Il n’acceptera de les libérer que lorsqu’ils auront tous renoncé à l’égoïsme pour se vouer à l’amour le plus pur, force et régénération de l’univers. « Via di qua, vada ogni cura ! »

Acte 3 Dans la cour principale du Château d’Atalante
Mais les choses se compliquent avec l’arrivée du chevalier anglais Astolfo, qui, lui, a maudit l’amour et refuse de se plier aux injonctions d’Atalante.
On pourrait donc vivre sans amour ? Quel scandale ! Finalement, Atalante prenant les traits du beau Ruggiero finit par séduire Astolfo qui tombe amoureux à son tour.
Estimant qu’il a accompli sa mission Atalante libère alors tous les personnages désormais purifiés par l’amour universel et détruit son Palais enchanté. Le chœur final célèbre cette victoire.

Come libero il piè, sia lieto il core,
Or, che mostrano al mondo
Lealtà con valore,
Che prender sanno ogni contesa a scherno
Vincer gl’inganni, e trionfar d’Averno

Que leurs corps soient libres comme leurs cœurs
Maintenant qu’ils sont au service de
La loyauté et de la valeur,
Qu’ils savent vaincre ambitions,
Conflits, erreurs et triompher de la mort.

La représentation lors de la création romaine fut triomphale et grandiose. Elle fit intervenir dix-huit chanteurs dont deux castrats célébrissimes, Marc’ Antonio Pasqualini, qui tenait le rôle de Bradamante, et Loreto Vittori, qui tenait celui d’Angelica. Le public admira la mise en scène d’Andrea Sacchi, assisté du peintre Gagliardi, les costumes, les machines théâtrales d’Appolonio Guidoni, les ballets et les jeux de lumière.

L’œuvre suscita cependant de violentes discussions notamment le duo d’amour « Dopo l’ombra, ecco il sereno » que le commanditaire Francesco Barberini voulait voir chanter par un homme et une femme et qui fut finalement chanté par le ténor Bianchi dans le rôle de Ruggiero et le castrat Marc’Antonio Pasqualini dans celui de Bradamante. Deux hommes amoureusement enlacés !

On peut retrouver le livret intégral sur ce lien http://www.librettidopera.it/zpdf/palinc.pdf

Une œuvre retrouvée…
L’œuvre de Rossi fut redécouverte quasiment par hasard par le musicologue Annibale Cetrangolo en 1998 dans un recueil de manuscrits de la Bibliothèque vaticane. Il la fit représenter « telle quelle, sans arrangements » au théâtre de Foggia pour le quatre centième anniversaire de la naissance du compositeur. Deux reprises sous la direction musicale de Cristina Pluhar, toujours sans arrangements, eurent lieu en 2008 et 2011 au Théâtre de Poissy et au Ludwigsburger Schlossfestspiele.

Mais voilà qu’une nouvelle production de l’Opéra de Dijon présentée le 11 décembre 2020 allait propulser l’œuvre au firmament du répertoire baroque. Il s’agit de la version dirigée par le chef d’orchestre argentin Leonardo Garcia Alarcón   avec la Cappella Mediterranea, le Chœur de l’Opéra de Dijon, le Chœur de chambre de Namur, une mise en scène moderne de Fabrice Murgia et une distribution jeune et talentueuse.

La pandémie interdisant la présence du public, la représentation fut retransmise en direct sur le site de l’opéra de Dijon, et placée sur YouTube où on peut encore la revoir avec bonheur.

…un compositeur à découvrir…
Luigi Rossi (1598-1642) Le grand représentant de l’Opéra romain …
Luigi Rossi est né à Torre Maggiore, près de Foggia, dans les Pouilles en 1598. Il étudie à Naples où il est élève de Giovanni di Macque (1550-1614), maître de chapelle du vice-roi. Il entre plus tard au service de la famille des Caetani, ducs de Traetta. En 1620, il vient à Rome comme claveciniste au service du cardinal Marco Antonio Borghese, prince de Sulmona et neveu du pape Paul V. En 1627, il épouse Costanza da Ponte, harpiste également au service du cardinal Borghese. En 1633, il est nommé organiste de l’église Saint-Louis-des Français à Rome, poste qu’il conservera jusqu’à sa mort. Il effectue un long séjour à Florence en 1635.

En 1641, il est engagé par le cardinal Antonio Barberini, neveu du cardinal Maffeo devenu pape Urbain VIII en 1623, pour mettre en musique un livret de Giulio Rospigliosi (1600-1669) futur pape Clément IX, en vue du carnaval romain de 1642. Mais devant la nouveauté et l’élitisme spirituel, poétique et expérimental de l’œuvre, quelque peu licencieuse et sulfureuse, qui aurait pu troubler le bon peuple, « les cardinaux » préférèrent la confiner en une représentation à huis clos.

Il Palazzo incantato di Atalante, inspiré de l’Orlando Furioso de l’Arioste voit donc le jour le 22 février 1642, au théâtre du palais des Barberini. C’est le prototype même de l’œuvre lyrique à la romaine qui porte d’ailleurs le titre de Azione in Musica (Action en musique) et non pas d’Opéra.

… invité en France par Mazarin.
En 1644, après la mort d’Urbain VIII, remplacé par Innocent X de la famille des Pamphili , les Barberini, tombés en disgrâce, se réfugient en France auprès de Mazarin. Sur leur recommandation, Mazarin appelle Luigi Rossi pour écrire et monter l’Orfeo sur un livret de l’abbé Buti, également au service du cardinal Barberini. Rossi arrive à Paris à la fin de l’été 1646. Après la création de l’Orfeo, le 2 mars 1647, il fait un voyage à Rome puis revient à Paris en pleine Fronde. Il se réfugie dans l’Hôtel particulier des Barberini. Malheureusement pour lui en France le moment n’est plus à l’opéra. Son retour définitif à Rome intervient en 1650, où il reprend son poste à Saint-Louis des Français. Il meurt dans la nuit du 19 au 20 février 1653 en pleine gloire. C’est tout ce que l’on sait avec certitude de sa biographie.

Son style est caractérisé par ce que les spécialistes appellent « la déclamation chantée. » La séparation récitatif-aria disparaît progressivement au profit d’un « canto continuo », un chant sans interruption qui permet une plus grande fluidité musicale et une meilleure progression dramaturgique. Cette efficacité théâtrale est bien caractéristique de l’école romaine par rapport à l’école monteverdienne, qui trente ans plus tôt, détachait davantage les airs, duos, trios, ensembles, perçus comme des gros plans émotionnels statiques par rapport aux récitatifs dynamiques qui font progresser l’action.

Le sens de l’œuvre
L’Orlando Furioso de Ludovico Arioste est une épopée en vers dont la rédaction a commencé en 1505, et a été achevée en 1532. L’œuvre de toute une vie. L’Arioste a conçu son chef-d’œuvre comme une suite au Roland amoureux de Matteo Maria Boiardo.

Il prend comme trame de fond la guerre entre Charlemagne et les Sarrasins, lesquels sont sur le point d’envahir l’Europe. Parmi les héros, on retrouve ceux des chansons de geste du Moyen Âge, tels Renaud de Montauban, Merlin et Roland dont la fureur est causée par la fuite d’Angélique, une princesse païenne qu’il aime et cherche à délivrer. L’ouvrage traite aussi des aventures du Sarrasin Roger et de son amante chrétienne, la guerrière Bradamante, un couple que l’auteur présente comme les ancêtres de ses protecteurs, le duc de Ferrare et son frère le cardinal Hippolyte Ier d’Este.

Lorsque le poète remit à ce dernier la première version de son long poème, le cardinal lui aurait dit « Messire Ludovico, où diable avez-vous pris toutes ces c… ? »

Cette épopée, un des monuments de la littérature italienne, est considérée ainsi que l’écrit Italo Calvino « comme le résumé de toute une littérature, le dernier roman de chevalerie, celui où se condensent toutes les qualités du genre, qui n’en a aucun des défauts et qui, enfin, est écrit par un grand poète ».

Il a connu un succès constant durant plus de trois siècles et a inspiré de multiples adaptations au théâtre, à l’opéra et dans la peinture. Lue par son auteur pour animer les soirées de la cour de Ferrare, on pourrait le comparer aux séries à épisodes actuelles où l’on retrouve d’aventures en aventures les mêmes personnages.

Mais il y a plus. A travers l’imagination débridée de l’Arioste se dégage une vision critique des rapports humains. Les hommes sont victimes de leur passion. La seule solution pour vivre tant bien que mal ce passage sur terre est la lucidité et le stoïcisme. Les personnages sont peints avec tendresse et ironie. La fameuse ironie de l’Arioste qui semble nous dire « Voilà nos défauts, nos faiblesses et notre humaine condition. »

L’Azione in musica le Palais enchanté propose aussi à travers le livret, une autre vision, celle de l’intellectuel jésuite et futur pape Giulio Rospigliosi. Dans un lieu clôt les personnages du roman subissent volontairement une cure de spiritualité leur permettant d’atteindre cette fameuse lucidité pour répondre à la question « Ou en êtes-vous de vos sentiments et de votre vie ? »

Ce que veut Atalante-Rospigliosi est clair. Il les conjure de se tourner vers l’amour universel en dépassant l’amour passion égoïste. Après cette épreuve en quelque sorte initiatique qui les amènera à une supraconscience, il les relâchera dans la vie quotidienne prosaïque.

La partition de Luigi Rossi dans la transcription de Pascal Duc et les Révisions de Leonardo García Alarcón apparaît somptueuse. Une œuvre-monstre — seize solistes, doubles et triples chœurs à 6 et 12 voix et nombreux ballets.

Dans sa profession de foi musicologique le chef argentin affirme « Le Palais enchanté illustre parfaitement le faste de la musique Romaine : on y trouve musique, chant, danse, théâtre, décors, costumes et effets scéniques impressionnants pour l’époque, chœurs massifs et usage d’un orchestre conséquent (une quarantaine de musiciens) … La première représentation à fait notamment intervenir 27 personnages, et dura sept heures ! Tout participe à faire du Palais enchanté une œuvre d’art totale. »

Nos amis d’Opéravenir en jugeront par eux-mêmes : le résultat est spectaculaire.
Mais est-ce vraiment authentique ? Il ne faut jamais se plaindre que la mariée soit trop belle n’est-ce pas ? Un jour on reprochait à Alexandre Dumas de violenter un peu l’Histoire dans ses romans. Il répliqua « on a le droit de la violenter si on lui fait un bel enfant. ».

Le génie d’Alarcón est de faire de l’or avec tout ce qu’il touche.  Je me souviens d’avoir entendu à Toulon le Déluge universel de Michelangelo Falvetti à la Cathédrale. L’œuvre baroque ressemblait plus au Requiem de Verdi qu’aux Leçons des ténèbres de Couperin ! J’exagère à peine. On nous dira qu’à l’époque baroque la musique était encore soumise a de multiples adaptations à partir de standards, un peu comme dans le monde du jazz. Bien sûr. Mais en écoutant certaines pages « alarconisées » on a vraiment l’impression que toute l’histoire de la musique s’inverse et que Luigi Rossi ou Michelangelo Falvetti avaient été élèves de Wagner, Debussy et Mascagni…

Mais revenons à L’Arioste, Rospigliosi et Rossi. Ce sont les trois entrées possibles pour comprendre le sens de l’œuvre. L’Arioste décrit avec tendre ironie les héros, palatins et guerriers, en somme la condition humaine ; Rospigliosi en tant qu’intellectuel et jésuite transpose le texte en démarche initiatique à la recherche de l’amour universel ; enfin la musique de Rossi magnifie cette démarche en présentant un continuum lyrique d’une fluidité étonnante pour l’époque. Et pour couronner le tout, la splendide réalisation d’Alarcón et la mise en scène expressive de Fabrice Murgia font de ce Palais un véritable enchantement.

Avant de vous livrer à l’écoute de cette belle version je voudrais remercier trois personnes pour (comme disent les italiens) « Laetitia ricevuta » bonheur reçu. Tout d’abord notre ami Bruno Hutin mélomane à l’écoute vigilante qui m’a signalé le premier cette œuvre. Ensuite le directeur de l’Opéra de Dijon Laurent Joyeux qui a eu le courage et le talent de la programmer et de l’offrir sur YouTube ; enfin le chef d’orchestre et musicologue argentin Leonardo García Alarcón qui, par son intérêt renouvelé pour la musique baroque, nous ouvre, une fois encore, les portes du Paradis.

Jean François Principiano

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