Le Château de Barbe-Bleue de Bela Bartok

0

La curiosité est un vilain défaut

Béla Bartok

Un jour, on demandait à Pirandello, le grand auteur dramatique, quel était selon lui le plus grand mystère de la vie en société. Il répondit sans hésiter « le rapport entre la femme et l’homme ». Ce mystère est loin d’être élucidé et on aurait même tendance à penser qu’il s’épaissit à notre époque avec les « emprises », « les consentements non avoués » et les « féminicides impunis » …Mais aussi avec toutes les Judith des réseaux sociaux qui « égorgent » tous les méchants Holopherne.

Un Opéra creuse cette problématique à travers la réappropriation d’un conte célèbre, Le château de Barbe-Bleue. Poussons les portes de ce lieu toujours chargé de mystère.

Contemporain du Pelléas de Debussy et de l’Ariane et Barbe Bleue de Dukas, le Château de Barbe-Bleue est l’unique incursion de Bartók dans l’opéra, mais la forme choisie par le musicien hongrois est en complète rupture avec les ouvrages de ses prédécesseurs.

L’action est condensée en un acte unique d’à peine une heure. Mais quelle partition ! Elle regorge d’une imagination sonore audacieuse et éblouissante portant au zénith cette métaphore de la solitude et de la difficulté du rapport amoureux. Le conte de Charles Perrault devient ici un drame existentiel où l’être humain et ses sentiments sont mis à nu.

Les voix ici ne sont jamais traitées en duo mais en dialogues distincts, tour à tour s’affrontant ou s’effleurant. L’orchestre devient alors le troisième personnage car c’est à lui que revient le soin de créer l’écrin musical de cette joute amoureuse. L’œuvre connut des débuts difficiles, mais fut ardemment défendue par quelques grands chefs, dont Karl Böhm, et a depuis gagné sa place parmi les pages les plus puissantes du XXe siècle.

Et Bartok vint !
Béla Bartók, 25 mars 1881 Nagyszentmiklos (Hongrie) – 26 septembre 1945 New York (USA), commence la musique à l’âge de six ans auprès de sa mère. Enfant prodige, il se fait d’abord remarquer comme pianiste en jouant la Sonate en si de Franz Liszt en 1901. Fortement influencé par Richard Strauss et Richard Wagner, ses premières compositions, dirigées par Hans Richter, sont des poèmes symphoniques où le dernier romantisme s’équilibre avec le folklore national.

« Chacune de nos mélodies populaires est un véritable modèle de perfection artistique », écrit Béla Bartók lors de sa rencontre avec le compositeur Zoltán Kodály. Ensemble, ils vont s’enthousiasmer pour la musique de Claude Debussy et parcourir les campagnes hongroises afin de recueillir sur phonographe plus de 10000 mélodies hongroises, roumaines, ukrainiennes, bulgares ou turques. Parallèlement à ce travail d’ethnomusicologie, Bartók se fait connaître comme pianiste virtuose et compositeur au-delà des frontières hongroises. La création de son opéra Le Château de Barbe-Bleue en 1918 est le premier jalon vers la reconnaissance d’une musique personnelle pensée entre couleurs luxuriantes et évocations symbolistes.

Tout en évitant un folklorisme simpliste, Béla Bartók intègre avec rigueur et précision les musiques nationales à son propre imaginaire. Il donne des chefs-d’œuvre comme le violent Mandarin merveilleux (1919) ou la Musique pour cordes, percussion et célesta (1936), pièce d’une rare perfection formelle.

Troisième grand maître de la modernité avec Igor Stravinsky et Arnold Schoenberg, Béla Bartók n’a jamais abandonné le lyrisme, la puissance dramatique ou la sauvagerie rythmique dans sa musique. En 1940, fuyant le régime nazi, il s’installe aux États-Unis dans des conditions précaires et donne des conférences et des concerts à deux pianos avec sa femme. Sans remporter le succès espéré, fatigué et miséreux, il reçoit in extremis le soutien de Yehudi Menuhin ou de Serge Koussevitzky qui lui commande le Concerto pour orchestre. Epuisé, il meurt à l’âge de 64 ans.

Taillée dans du cristal, jusqu’aux dernières heures, sa musique reste exceptionnelle et complexe. Elle sera objet de fascination et d’exemple pour les générations suivantes.

La visite du Château
Après une longue gestation, l’œuvre de Bartók créée à Budapest le 24 mai 1918 est en un seul acte ; la progression dramatique est scandée par l’ouverture des sept portes des chambres du château.

L’auteur du livret, l’écrivain hongrois Béla Balász n’a gardé du conte de Perrault que la quintessence : le désir d’assouvir une curiosité. Le personnage de Barbe-Bleue chez Bartok n’est pas le mari sanguinaire du conte mais un être porteur d’une souffrance cachée. Ce n’est pas de lui que va venir l’angoisse mais de Judith.

Cette œuvre s’est inspirée du travail de Bartók sur les chants populaires hongrois : écriture modale, pulsions rythmiques, cellules mélodiques doublées par une orchestration rutilante et très cuivrée, effets timbriques orientaux, utilisation de l’orgue.

Le Synopsis
Judith (soprano) a suivi Barbe Bleue (baryton) dans son château le jour de ses noces.
« – Que cette bâtisse est austère et sombre et que les murs en sont glacés ! s’épouvante la jeune femme… « – Regrettes-tu de m’avoir suivi Judith ? » interroge Barbe-Bleue. – « Non-Barbe Bleue, je suis venue t’apporter la lumière, éclairer ta vie de ma joie et tarir de mes lèvres l’eau qui suinte des froides pierres de ton château. » « Aime moi Judith, et ne m’interroge jamais. »

Sept grandes portes sinistres et closes éveillent la curiosité de Judith :
« Ouvre les portes Barbe Bleue, dis-moi ta vie et tes secrets »
Sept portes pour sept salles mystérieuses qui recèlent les secrets intimes de Barbe bleue : salle des tortures, salle d’armes, salle des trésors, jardin secret, territoire infini, salle des larmes des femmes aimées. Et voici la dernière qui condamne Judith. Celles des femmes enfermées qui l’ont devancée, de belles femmes tristes, des femmes prisonnières comme Judith du besoin de savoir. Tandis que la septième porte se referme sur Judith, le château replonge dans la noirceur, celle de l’âme de Barbe Bleue.  – « Belle, belle, rayonnante ! Tu as été de toutes, la plus belle », déplore-t-il…

Sur ce sujet Bartok écrit une musique sombre, irisée de furtives et expressives dissonances. Il peint avec son librettiste un Barbe Bleue doux et secret portant en lui une blessure inguérissable et peut être inavouable.

Un conte philosophique
Le conte de Charles Perrault (1697) suggère une morale édifiante qui fustige la curiosité et s’adresse à l’éducation de l’enfant : la curiosité est un vilain défaut.

L’histoire originale nous met en présence d’un mari qui pousse sa femme à la faute en excitant sa curiosité vis-à-vis des mystères cachés derrière les fameuses portes, de sorte qu’il la laisse les ouvrir pour mieux l’en punir. Si nous sommes en présence des zones sombres et turbulentes d’un comportement sadique, voire pervers – c’est aussi l’époque qui précède Sade – n’oublions pas toutefois que ces histoires transposent sur des adultes des fantasmes et des jeux qui existent chez le tout petit enfant. La curiosité sexuelle – découvrir ce qui est caché – s’allie au besoin de regarder ce qui se passe derrière les portes…des parents. La curiosité est donc effectivement un vilain défaut mais transposée et sublimée peu à peu par l’enfant elle est la porte d’entrée de la connaissance lorsque la curiosité se mue progressivement en désir de savoir !

Dominant-dominée ; Dominante-dominé.
À la suite d’autres compositeurs – Sedaine, Grétry, Offenbach et Paul Dukas – Bartok s’est intéressé à ce conte extrait des « Contes de ma mère l’Oye » dès 1900. Unique opéra du compositeur, c’est une œuvre à part qui n’obéit pas aux codes de l’opéra traditionnel. Une partition courte, sans récitatifs ni grands airs, nul contexte historique ou conspiration machiavélique : deux personnages – Barbe-Bleue et sa nouvelle épouse Judith – devisent amoureusement puis entrent dans un crescendo d’opposition puis de violence en huis clos. Peut-on exiger de tout connaître de l’être aimé, son passé et son jardin secret ?

L’opéra se déploie à partir d’une thématique violente des rapports dominant-dominé qui, s’inversant au fil de l’œuvre, aboutit peu à peu à un combat dont l’issue est symboliquement mortelle pour l’un des protagonistes si ce n’est pour les deux.

Le conte de Perrault fût d’abord proposé à Zoltan Kodaly – ami de Bartók – qui déclina l’offre reprise alors par Bartok qui termina l’œuvre en 1911. Mais la partition ne déclencha pas l’enthousiasme de la Commission des Beaux-Arts de Budapest qui censura le thème et refusa sa publication. Il fallut attendre la fin de la Grande Guerre en 1918 à pour assister à sa création.

On le sait Bartok fût un grand défenseur de l’identité hongroise : « durant toute ma vie écrit-il, en tous lieux et en toutes façons, je veux servir une seule cause, celle du bien de la patrie et de la nation hongroise ». S’inspirant des musiques folkloriques de l’Europe de l’Est dont il avait enregistré les thèmes, il traduit dans la musique du Château de Barbe Bleue les sonorités, les climats et les tonalités pour décrire musicalement l’atmosphère de cet environnement froid et sombre, voire terrifiant.

Lors d’un voyage en 1905 il rencontrera Debussy, Stravinsky et Schönberg dont il va intégrer dans sa propre musique les découvertes d’écriture musicale. La musique de Bartok est donc faite de ruptures, de saillies brusques ou de longues nappes chromatiques qui peuvent traduire, par exemple, les aspects aquatiques de l’eau qui suinte des murs du château de Barbe-Bleue ou les eaux du lac de la tristesse.

À noter un grand moment musical lorsque Judith vient de découvrir la chambre de torture… Pour décrire sa peur, Bartók utilise le timbre strident des clarinettes et des violons dans le registre aigu pendant que le xylophone joue avec les nerfs de l’auditeur. L’angoisse monte encore d’un ton avec les sonneries stridentes des vents qui hurlent comme des alarmes. Mais Judith, au-delà de la terreur reste déterminée à ouvrir toutes les portes du château pour découvrir l’âme de son terrible mari dont elle est amoureuse. Le sommet de la partition est sans doute la scène de l’ouverture de la cinquième porte, usant d’une orchestration puissante et pléthorique sur une série de tutti d’orchestre augmenté de l’orgue en triple forte, dans un style modal emprunté au folklore Roumain.

Au cœur du drame des rapports homme-femme
Le livret écrit par le poète hongrois Herbert Bauer dit Belà Balàzs (1884-1949) ne se contente pas de versifier le conte de Perrault. Il va d’abord subvertir la connaissance que nous en avons en projetant le spectateur au cœur du drame. Pour cela  il floute les limites entre le dedans et le dehors et confie un  prologue ambigu déclamé par un récitant :
« Voici monter les premiers mots de cette histoire.
Nous nous regardons ; le rideau frangé de nos yeux s’est ouvert
Mais où est la scène ? Mystère ! dehors, dedans ? Qui peut le dire ? »

Ce livret est un exemple rare de complémentarité et presque d’alchimie entre d’un côté un écrivain et de l’autre un compositeur.

Belà Balàzs se réclame du courant symboliste apparu en France et en Belgique à la fin du XIXème siècle. Il est né en réaction au naturalisme qui cherche à reproduire la nature humaine au plus près de sa réalité et dont la forme musicale est le vérisme. Au contraire pour les tenants du symbolisme, le monde ne saurait se limiter à une apparence concrète réductible à la connaissance rationnelle, c’est un mystère difficile à déchiffrer.

Dans l’opéra de Bartok, par exemple, le sang coule devant les portes. Mais ce sang quel est-il vraiment ? Doit-on le voir comme la trace annonciatrice du drame qui se noue peu à peu : Barbe Bleue va-t-il effectivement tuer Judith comme ses autres femmes et elle baignera alors dans le sang répandu pour punir ses fautes ? Ou bien, ce sang omniprésent est-il le symbole de la douleur qui saigne et suinte du cœur de Barbe Bleue, soumis à la violence des questions intrusives de Judith ? Le spectateur ne peut pas trancher à partir du spectacle purement narratif. Il est donc invité à interroger ce qu’il voit et entend, pour construire une représentation à la lumière de sa propre sensibilité.

Une musique symbolique
C’est précisément à la musique de Belà Bartok que va revenir le soin de préciser les contours de ces symboles par exemple les climats différents tour à tour dramatiques, sinistres ou inquiétants, les retournements de rythmes qui de la douceur virent à la violence des sons, la dramatisation accentuée par des tempi qui martèlent, hachent les accords. Tous ces procédés musicaux rendent plus présents les sentiments suggérés par les mots. La musique vient ainsi
« exprimer » l’atmosphère inquiétante du château et « matérialiser » la tension violente qui, peu à peu, monte entre les deux personnages jusqu’à l’acmé de la cinquième porte.

Les deux artistes –Balasz pour le livret et Bartok pour la musique – font donc finalement de Barbe Bleue un être beaucoup plus attentionné et fragile qui est certes porteur d’une anomalie visible – cette fameuse barbe bleue – mais qui montre dans l’opéra une souffrance cachée qui devient de plus en plus présente. Cet aveu explose lors de l’ouverture de la sixième porte sous la forme de ce fameux lac de larmes dont il reconnaît qu’elles suggèrent sa dépression, son mal-être, sa tristesse…

La figure terrible du monstre sanguinaire du conte de Perrault s’humanise peu à peu, devient presque sympathique alors que celle de son épouse se nimbe d’une violence hystérique assez terrifiante qui la rend de plus en plus antipathique.

N’oublions pas que cette épouse – non nommée dans le conte – emprunte dans le livret le patronyme d’une figure biblique meurtrière, Judith. C’est elle qui trancha la tête d’Holopherne le général de Nabuchodonosor, roi de Babylone, qui voulait s’emparer de la ville de Bethulie. Judith « assiège » en quelque sorte le « château » de Barbe Bleue pour y faire entrer la lumière. La bâtisse devient une métaphore de la sombre et inquiétante personnalité de son propriétaire dont les différentes portes interdites deviennent pour Judith autant d’indices qu’elle doit explorer pour justifier ses desseins meurtriers. Venger toutes les femmes victimes de Barbe Bleue.

Sera-t-elle la septième victime du monstre, rejoignant la collection des cadavres des autres épouses ? Ou bien parée richement, accueillie chaleureusement par les autres épouses vivantes de Barbe-Bleue deviendra-t-elle plus banalement l’une des perles du « harem » que constituent ces femmes autour du très séducteur Barbe-Bleue, comme l’avait imaginé le metteur en scène Krzysztof Warlikowski dont nous avions vu la production à L’Opéra de Paris ? Ou bien encore celle qui tuera le tyran masculin et dont le geste ferait d’elle une féministe vengeresse ?

Le mystère du désir semble donc bien être le fil conducteur de cette œuvre rare. Il est présent avec tant d’agressivité voire de violence qu’il laisse augurer dans l’opéra comme dans la vie que les rapports homme-femme ne peuvent être que des rapports de force dominant-dominé qui alternent de l’un à l’autre. Et c’est bien ce qui fait l’actualité de cette œuvre perturbante.

Jean-François Principiano

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.