Francesca da Rimini de Zandonaï L’amour fou du paradis à l’enfer

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Il paraît que le mois de juillet est le mois des passions. Plongeons nous donc dans une des plus tragiques histoires d’amour du Moyen Age magnifiée dans le Cinquième chant de la Divine Comédie de Dante  « Paolo et Francesca ».

Fracesca da Rimini par Ingres

En 1905 Gabrielle D’Annunzio en donne une version théâtrale pour Eleonora Duse qui recueille un succès international. Tito Ricordi en fait un livret vibrant de passion pour le jeune compositeur Riccardo Zandonaï. La première a lieu au Teatro Regio de Turin, le 19 février 1914.L’œuvre d’abord célèbre dans la péninsule allait conquérir le monde lyrique sous le titre de Francesca da Rimini. (Le thème inspirera aussi Tchaïkovski et Rachmaninov). Rarement une œuvre littéraire puissante a été aussi bien servie par une musique lyrique et expressionniste que celle de Zandonaï.
Qui était Riccardo Zandonaï ?

Zandonai

Né en 1883 à Rovereto Riccardo Zandonaï, ce compositeur italien peu connu meurt à Pesaro le 5 juin 1944. Il a passé sa jeunesse dans un milieu modeste (son père exerçait la profession de cordonnier). Très tôt il montre de grandes aptitudes musicales. Il entre au conservatoire de Pesaro en 1899, où le directeur de l’établissement, le célèbre Pietro Mascagni se penche sur cet élève talentueux. Ses études se terminent brillamment en 1902, avec la représentation publique de sa cantate Il ritorno di Odisseo. Il fut directeur du Liceo musicale de Pesaro à partir de 1935.

Le succès à Milan

Francesca da Rimini

En 1908, au cours d’une soirée à Milan, Arrigo Boito entend sa musique et le présente à l’éditeur Ricordi, qui éditait les œuvres des plus grands. On lui commande un opéra, Il grillo del focolare, d’après Dickens qui sera son premier succès. Il se lie alors avec la cantatrice Tarquinia Tarquini, qui enthousiasme les publics européens dans Conchita son deuxième opéra. Néanmoins, cette soprano connut une fin de carrière assez précoce : quelque temps avant la première de Francesca da Rimini, elle sombre en une dépression profonde et doit mettre un terme à sa vie artistique. L’œuvre fut créée par Linda Canetti.

La reconnaissance nationale
C’est donc en 1912-1913 que Zandonaï composa son opéra le plus connu, Francesca da Rimini. Durant ses études, il avait déjà mis en musique quelques vers de Dante sur ce même sujet. Mais il va se baser désormais sur la pièce qu’en tira Gabriele D’Annunzio, que son éditeur élague et transforme en livret. Gabriele D’Annunzio et Zandonaï ne se rencontrèrent que quelques fois, et leurs rapports ne furent jamais très amicaux, l’écrivain jalousant le succès de l’opéra qui éclipsa sa pièce. Créé le 19 février 1914 à Turin, l’œuvre de Zandonaï rencontra un énorme succès qui le propulsa au rang de chef de file de la nouvelle génération de compositeurs italiens.

Un long silence.
Il écrivit encore 6 autres opéras, le dernier étant inachevé, parallèlement à certaines musiques de film. Aucun ne renouvela le succès de Francesca da Rimini. Zandonaï, très estimé pendant l’époque fasciste se retira le 11 janvier 1944, dans un monastère ou il mourut le 5 juin de complications liées à une opération qu’il subit d’urgence en raison de calculs rénaux, peu après avoir fêté ses 61 ans.

Une histoire d’amour médiévale
Acte I. En Romagne, à la fin du XIIIème, à la cour de Rimini.
Un troubadour paraît sur scéne, est-ce Giovanni Figo le troubadour ou Sordello de Ferrare ? Les damoiselles du palais moqueuses raillent ses atours et réclament une chanson d’amour… car amour et extase sont ici un idéal de Cour… Mais le chanteur accepte si elles veulent bien recoudre son étoffe. Il chante sur son luth le désir de Tristan, Lancelot, Perceval… Au cours de la scène on apprend que Messer Guido comte de Rimini, va marier sa fille Francesca à Gianciotto Malatesta le puissant et violent condottiere chef des Guelfes et soutien du pape.
La famille des Malatesta compte trois fils le plus vaillant Paolo est le plus beau. Suit Giovanni dit Gianciotto, le boiteux, enfin le plus jeune Malatestino le borgne.
Au second tableau on entend la plainte du chœur des femmes, les suivantes de Francesca qui connaissent “le trop plein d’amour”… ardeur qui consume le corps et l’âme. La musique dégage une langueur envoutante. Francesca doit quitter sa sœur ainée pour ce futur mariage. Elle dit sa tristesse et son inquiétude pour ce changement de vie. Le passage de l’âge adolescent au statut d’épouse, obligation sociale imposée par le jeu des négociations politiques, ne se fait pas sans douleur et déchirement. Francesca sait-elle que son destin est de mourir ? Voilà qui donne la coloration de son personnage, sombre et angoissé, tout au long de l’ouvrage. Dans ce climat émotionnel les suivantes annoncent l’arrivée du chevalier qui vient faire la demande en mariage. C’est Paolo il Bello qui se présente à la jeune femme, dans une scène surtout musicale où ils échangent de tendres regards. Grand moment lyrique ou tout se fige sur un magnifique solo de violoncelle. (Extrait Vidéo 1)

Acte II, pendant la guerre entre le Guelfes et les Gibelins, Francesca da Rimini s’est soumise au vœu de son clan, elle qui pensait épouser Paolo il bello et non son frère Giovanni, le boiteux dit Gianciotto.
Lors d’un combat Paolo a tué Ugolin, chef des Gibelins. Tous l’acclament tandis qu’il recherche le regard de Francesca. Un beau duo se développe alors particulièrement intense, d’un lyrisme croissant. D’autant plus difficile à assumer pour les deux protagonistes qu’ils doivent couvrir un orchestre flamboyant et le vacarme des armes et des cris des soldats.
Sur la Tour d’assaut au milieu des flammes du combat, Paolo déclare son amour à sa belle-sœur. Francesca feint de ne pas comprendre (Seigneur Paolo dites-moi que vous êtes fou…): elle accueille son époux, Giovanni en vrai vainqueur de la bataille. Francesca lui verse une coupe qu’il partage de bon coeur avec son frère Paolo resté dans l’ombre, en soldat loyal à son prince. On comprend ici que la flèche de Paolo a doublement atteint sa cible, outre l’ennemi Ugolin, elle a aussi terrassé le cœur de … Francesca qui boit la coupe, comme Isolde quand elle offrit à boire à Tristan. Survient Malatestino, le plus jeune des frères blessé, porté par ses frères d’armes. La conclusion de cet acte tendu se développe avec une orchestration puissante ponctuée des chants haineux des Guelfes contre les Gibelins et par l’apothéose du vainqueur de la journée, Giovanni Malatesta.

Acte III. Aux premiers jours de mars, Francesca se sent lasse. Sa nature inquiète et fébrile s’exprime, elle s’étonne que son épervier ne revienne pas. A sa confidente Smaragdi, rongée par le poison de l’amour, Francesca ouvre son cœur ; elle songe à Paolo. Elle avoue avoir peur de Malatestino. Ses dames paraissent, insouciantes aux pensées tragiques de leur maîtresse. La figure d’Yseult est évoquée. Couronnée d’une guirlande de violettes, Francesca apparaît en prêtresse du printemps, mélancolique. Paolo vient la saluer. Langoureux et ténébreux, il lui offre son âme “la lumière est mon ennemie, la nuit est mon amie”. Il implore l’amour et le pardon de la jeune femme qui n’aspire qu’à la paix et tente d’étouffer sa passion ardente.
Par le truchement d’un texte sur un lutrin il l’invite à lire la scène du premier baiser de Galeotto et Guenièvre. Lorsque les deux amants se disent leur amour dans le livre, les deux amants lecteurs échangent un baiser passionné sur une très belle phrase musicale, sommet de la partition. Francesca s’abandonne dans les bras du chevalier (Extrait Vidéo 2)
Acte IV. Le rideau s’ouvre sur une scène violente où Francesca doit subir les assauts du troisième frère, Malatestino, excité lui aussi par sa beauté. Un être vulgaire et barbare. Aux tourments de la jeune femme agressée et horrifiée répondent les hurlements d’un prisonnier qui doit mourir et dont se délecte le jeune homme ivre de désir. Paraît Giovanni son époux. Le condottiere doit rejoindre Pesaro le lendemain… Malatestino lui apporte comme trophée, la tête du prisonnier que l’on vient de décapiter. Le borgne déverse sa haine jalouse à propos de leur frère Paolo. Malatestino révèle la liaison de Paolo et de Francesca à Giovanni que le soupçon dévore. L’époux se sent trahi, il devient fou quand Malatestino lui apprend que Paolo rejoint Francesca dans sa chambre à chacune de ses absences ; ils surprendront les amants cette nuit…
Au moment du coucher, Francesca cède à la désespérance et à la mélancolie ; loin de son foyer et de sa sœur, elle se sent abandonnée. Paolo la rejoint: il chante un duo éperdu, autre grand moment lyrique de la partition. Mais Giovanni surgit et tue les deux amants d’un même coup d’épée. Les deux jeunes gens meurent dans les bras l’un de l’autre. (Extrait Vidéo 3)

Le sens de l’œuvre
Ce drame historique constitue le sujet du chant V, cercle II de la première partie de la trilogie La Divine Comédie de Dante. Accompagné de Virgile, auteur de L’Enéïde, son maître et guide symbolique, le poète rencontre dans la tourmente de l’Enfer le couple puni de Paolo et Francesca d’avoir laissé sa passion l’emporter sur la raison.
A la fin du XVIIIe siècle, grâce aux traductions et aux études dont elle fait l’objet, plusieurs peintres écrivains et musiciens redécouvrent le poème et se familiarisent avec lui. Les amours interdites du couple ont leur prédilection. L’engouement se précise après 1815.
À l’instar des couples de Goethe (Faust et Marguerite) ou de Shakespeare (Roméo et Juliette), celui de Dante a inspiré plusieurs peintres dont Delacroix et Ingres tandis que D’Annunzio dans sa pièce de théâtre écrite pour la grande comédienne Eleonora Duse met en avant le caractère intellectuel, voluptueux, sensuel et charnel de l’épisode.
Mystique et mélancolique, le jeune compositeur Zandonaï, lui, propose une interprétation spirituelle en transcrivant, par une musique sombre et tourmentée, leur passion, sentiment qui les unit pour l’éternité et dans l’au-delà.
Il rend très bien l’émotion que ressentent Dante et Virgile au récit des deux amants dont l’aveu si délicat excuse la faiblesse. Par le lyrisme de sa musique il élargit le thème de l’amour fatal. L’amour charnel devient celui de deux âmes pures entrainant le spectateur dans une sorte de pitié douloureuse, tendre et surtout universelle. Ainsi le chœur sottovoce Ah Primavera ! à la fin de l’acte 3 ainsi que le grand solo de violoncelle à la fin de l’Acte 1 justifient et absovent la transgression sociale des deux jeunes gens.

Le style musical de Zandonaï
Riccardo Zandonaï qui avait adhéré aux idées de la jeune école lyrique italienne, le vérisme, ajoute dans Francesca un langage harmonique personnel et un sens de l’orchestration que l’on pourrait qualifier de « debussyste ».
La partition réalise une convergence très originale entre le wagnerisme, la tradition vocale italienne (notamment Verdi) et le nouveau symphonisme européen de l’époque (Debussy, Ravel et Strauss).
Il propose une sorte de style Liberty en musique dont l’élégance aristocratique toujours soutenue par une constante inspiration musicale, fait la preuve d’une distance sans appel par rapport au vérisme.
Musique d’un lyrisme exalté et sublime, servie par un orchestre rutilant, d’un raffinement sonore et d’une sensualité incomparables, Francesca da Rimini est l’une des œuvres majeures de l’expressionnisme de ce début du XXe siècle, injustement méconnue en France.
Jean-François Principiano

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