Composé en quatre mois l’opéra dramma giocoso Cosi fan tutte (ossia la Scuola degli amanti) de Mozart, sur un livret de Da Ponte, voit le jour à l’automne de 1789 alors que résonnent déjà à Vienne les échos de la Révolution française.
La première représentation eut lieu avec un franc succès à l’ancien Hofburgtheater à la veille du 34eme anniversaire de Mozart, le 26 janvier 1790.
Une source littéraire prestigieuse
L’idée de ce défi à la fidélité féminine a été inspirée à Da Ponte par l’Orlando furioso, le Roland furieux de l’Arioste (1474-1533), grande source de livrets d’opéras des XVIIème et XVIIIème siècles.
La légère Doralice est fiancée à Rodomont roi d’Alger. Pour prouver sa fidélité, il demande à son ami Mandricarto de tenter de la séduire. Doralice tombe amoureuse de ce dernier et s’enfuit avec lui. Rodomont dans une longue diatribe contre les femmes infidèles, au 27eme chant du livre de l’Arioste, s’en prend au monde entier. Ses protestations et ses menaces de vengeance sont entrées dans le vocabulaire de l’Europe cultivée sous le nom de rodomontades.
L’argument : Un jeu de dupes cruel.
Da Ponte imagine un scénario théâtralement très efficace.
Dans un café napolitain, Don Alfonso discute avec deux amis, Guglielmo et Ferrando, qui prétendent que leurs fiancées sont fidèles et honnêtes. Alfonso, philosophe sceptique, considère quant à lui que la fidélité des femmes n’existe pas et parie aux jeunes gens qu’il arrivera à le prouver le soir même. Les deux amis acceptent de jouer le jeu : ils prétendent devoir partir à la guerre puis vont tenter sous de fausses identités de séduire les fiancées esseulées.
Tout d’abord révoltées par leurs avances, Fiordiligi et Dorabella repoussent dans un premier temps les jeune gens déguisés sous les traits de deux beaux soldats Turcs. Mais sous la pression de leur servante Despina, complice d’Alfonso et qui leur conseille de céder à l’appel de l’amour, les deux jeunes femmes finissent par succomber à la tentation. Chacune s’offre alors au fiancé de l’autre.
Quittant leur déguisement, les jeunes gens reviennent précipitamment et feignent de découvrir la trahison de leur fiancées qui étaient prêtes à se marier avec les turcs…. C’est alors que, à la grande confusion des deux sœurs, ils dévoilent leur stratagème et accordent un pardon condescendant.
« Cosi fan tutte – Ainsi font-elles toutes ! », ricane Don Alfonso avant d’unir les jeunes amants, mais cette fois chacun reprenant son partenaire, celui d’avant la supercherie. Ce sera leur punition car cette aventure leur aura permis de découvrir le véritable appel du désir sans pouvoir l’assouvir (pour le moment ???)
Et tous de conclure dans un somptueux sextuor : « Heureux l’homme qui prend toute chose du bon côté et, à travers toutes les vicissitudes, se laisse guider par la raison… »
Le sens de l’œuvre : une vision misogyne, pessimiste-lucide-réaliste de l’amour
Composée pour répondre à une demande de l’Empereur d’Autriche Joseph II – qui aurait lui-même choisi le sujet –, Così fan tutte est peut-être l’œuvre la plus brûlante de passion désabusée de Mozart. Elle ouvre sur des prolongements psychologiques des plus profonds.
Sous couvert d’une farce à priori absurde, le compositeur et son librettiste vénitien Lorenzo Da Ponte, qui signaient ici le troisième et dernier fruit de leur si féconde collaboration (après les Noces de Figaro et Don Giovanni), ont donné naissance à un drame humain cynique d’un rare pessimisme, une tragédie sous forme de jeu , comme l’a écrit le musicologue René Leibowitz.
Si Così fan tutte n’en finit pas de fasciner les commentateurs et le public, c’est aussi que cette œuvre entretient un lien étrange entre le livret et la musique. Dans cette comédie un peu perverse et souvent misogyne où chacun (sauf peut-être Alfonso) finit par se faire duper, on ne sait pas où s’arrête le jeu et où commence la sincérité des sentiments. En cela, le texte et la musique ne fournissent pas toujours la même réponse.
On se demande donc souvent si les couples initiaux « convenus » ne sont pas moins bien appariés que les couples nés du désir et des affinités profondes. On sait qu’à cette époque, les femmes n’étaient pas libres de la spontanéité de leurs attirances et pouvaient en garder une frustration. Au-delà des mots dictés par l’ordre moral, la musique de Mozart exprime cette nostalgie.
Une musique « psychologique »
Sur ce livret original, Mozart a composé une musique d’un raffinement extrême, qui sous-tend tout un univers psychologique, particulièrement féminin, d’une prodigieuse diversité.
Contrairement aux opéras de jeunesse (assez proches de l’opera seria), et plus encore que dans ses autres grands chefs d’œuvre, Così fan tutte est avant tout un opéra d’ensembles. Bien sûr, chacun des personnages aura droit à ses airs règlementaires (à peu près un air par personnage et par acte). Mais sur les 31 numéros que comporte la partition, on compte 6 duos (2 duos masculins, 2 duos féminins et 2 duos mixtes), 6 trios, 1 quatuor, 2 quintettes, 1 sextuor, 1 chœur, et 2 finals (qui font intervenir tous les personnages). Toutes les associations vocales sont mises en valeur parfois avec une grande inspiration spirituelle.
Par ailleurs, les instruments à vent, présents dans presque tous les numéros, avec des parties souvent très développées, tiennent une place majeure dans l’orchestration. Cet usage important des flûtes, bassons, cors, et surtout des clarinettes, donne à cet opéra une ambiance assez proche des sérénades galantes de Mozart.
Succès puis oubli
La mort de l’empereur Joseph II, protecteur et frère maçon de Mozart, mit un terme à la carrière de Così, qui ne fut repris que six fois du vivant du compositeur, avant de disparaître des programmations. Le puritanisme romantique acceptait mal une telle débauche d’immoralité – Beethoven reprochait à Mozart d’avoir commis cet ouvrage mysogine et Wagner en condamnait le pessimisme.
Il fallut attendre la toute fin du XIXème siècle pour que ce chef d’œuvre revienne à l’affiche, notamment grâce à l’insistance de Richard Strauss, admirateur inconditionnel de Mozart, qui l’imposa à Munich puis à Berlin et à Vienne, au moment où Freud commençait ses recherches sur l’inconscient et la sexualité.
Jean-François Principiano