Boris Godounov, la folie du pouvoir

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moussorgsy

Pour cette septième semaine de confinement, Opéravenir vous propose une plongée dans la Russie éternelle avec Boris Godounov de Moussorgski (1839-1881) une réflexion sur le pouvoir et la condition humaine d’après Alexandre Pouchkine. Mais aussi une œuvre charnière dans l’histoire de la musique.

L’importance de l’œuvre

Boris Godounov au Bolchoi

Boris Godounov est un des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire du théâtre lyrique. C’est aussi un des plus sombres. Puisant dans l’histoire de la Russie, le compositeur a fait du peuple le héros de son opéra.  Son choix artistique est radical, traduire la vérité dans un langage musical direct, sincère, sans complaisance ni facilités. Cette expérience artistique inspira des compositeurs postérieurs comme Claude Debussy (1862-1918) Leoš Janaček (1854-1928) et Alban Berg (1885- 1935).

À l’instar de Richard Wagner (1813-1883), son aîné d’un quart de siècle, Modeste Moussorgski signe dans le deuxième de ses quatre opéras, à la fois le livret et la musique. Mais surtout il veut comme Wagner et plus tard Debussy se libérer de l’influence des  conventions de l’opéra traditionnel  et de  ses procédés faciles et  démagogiques. Il   propose un art  sans concession utilisant le parler-chanter, proche du réel et des grandes questions universelles,  le sens de la vie, la recherche des valeurs, la folie du pouvoir, la rédemption par le pardon, l’acceptation de la destinée et de la mort.

Alexandre Pouchkine

Il s’inspire de la tragédie historique éponyme d’Alexandre Pouchkine (1799-1837) et de l’Histoire de la Russie de Nikolaï Karamzine (1766-1826). Comme Macbeth de Shakespeare, Boris Godounov (1551-1605) est devenu tsar en 1598 après avoir assassiné le  petit tsarévitch Dimitri, le plus jeune des fils d’Ivan IV dit « le Terrible ». En fait celui-ci se serait, en réalité, tué lui-même accidentellement d’un coup de couteau lors d’une crise d’épilepsie.

L’œuvre se  situe dans un contexte historique de  troubles, de vacance du pouvoir et de grande misère du peuple des campagnes.

Un style nouveau
La genèse de Boris Godounov a été  longue et difficile. En 1863, Moussorgski entreprend la composition de Salammbô,  d’après Gustave Flaubert. Laissant cet ouvrage inachevé, il en reprendra des éléments dans Boris Godounov. Il achève la première version en sept scènes en décembre 1869. Il propose aussitôt la partition à la direction des Théâtres impériaux pour la faire représenter, mais l’œuvre est refusée. « Pour ce qui est des critiques, écrit-il à Rimski Korsakov le 23 juillet 1870, les uns ont trouvé que c’était une bouffonnerie, tandis que d’autres en ont mal perçu le tragique.  La scène de l’auberge en a déconcerté plus d’un. »

Moussorgski décide alors d’écrire une seconde version, cette fois en un prologue et quatre actes, qu’il achève l’année suivante, tenant compte des recommandations du comité de lecture. Il se lance ensuite dans une série de démarches pour faire connaître son opéra, auditions privées, exécution en concert de la Polonaise extraite du troisième acte. La version remaniée est finalement acceptée par le  comité de censure. Le 5 février 1873, trois tableaux de Boris Godounov sont portés à la scène au Théâtre Marinski de Saint-Pétersbourg, qui donne finalement  la création de l’intégralité de l’opéra le 27 janvier 1874. C’est un succès d’estime mais le public est dérouté pas la nouveauté de l’œuvre.

Une épopée historique

  • L’action se déroule en Russie entre 1598 et 1605 et relate l’arrivée au trône, le règne puis la chute du tsar usurpateur Boris Godounov. Pour parvenir au pouvoir, ce dernier a été mêlé au meurtre du petit Dimitri, l’héritier légitime de la couronne ; toutefois, les circonstances de la disparition du tsarévitch restent troubles.
  • Dans le monastère de Novodievitchi à Moscou où il fait retraite, Boris refuse la couronne impériale que la foule, manœuvrée par les boyards (seigneurs russes) et par la police, le conjure d’accepter. Sur la place des cathédrales, Boris est finalement couronné sous les acclamations du peuple.
  • Trois ans plus tard. Dans le couvent de Tchoudovo, près de  Novgorod, le vieux moine Pimène rédige une chronique de cette période de troubles  évoquant l’assassinat du tsarévitch. Un jeune moine illuminé, Grégori, se prétend le tsarévitch Dimitri et exprime ses prétentions au trône impérial.
  • Dans une auberge, la police russe recherche Grégori qui s’est échappé du couvent de Tchoudovo et se trouve précisément en ce lieu en compagnie de deux moines vagabonds et ivrognes, Varlaam et Missail. Démasqué, il réussit cependant à fuir en Pologne.
  • Au Kremlin, dans ses appartements, Boris est en compagnie de ses enfants Xania et Fiodor. Le prince Vassili Chouïski l’avertit de l’entreprise de Grégori, ce qui provoque chez le tsar appréhension et remords.
  • En Pologne Marina, une princesse ambitieuse, séduit Grégori qui se fait passer pour  Dimitri, le fils d’Ivan IV dit le Terrible. Elle l’incite à prendre le pouvoir avec l’aide de Rangoni un  jésuite corrompu qui voudrait rétablir le  catholicisme en Russie. Leur alliance se conclut au  cours d’une soirée de fêtes et de danses.
  • A Moscou sur le parvis de la cathédrale Saint-Basile, au milieu d’une foule criant misère, Boris rencontre l’Innocent, qui chante sa solitude et son désespoir.
  • Dans l’enceinte de la Douma les Boyards, convoqués par Boris, tiennent une assemblée tumultueuse habilement contrôlée par le prince Chouïski jaloux du pouvoir de Boris. Après le récit de Pimène, au comble de l’angoisse, tourmenté par des visions de meurtre, Boris fait ses adieux et meurt dans une scène d’un dramatisme puissant.
  • Dans la plaine russe enneigée l’Innocent marche et prédit en une hallucination démente les malheurs futurs de la Russie.

La noirceur, la concision et la violence du propos est renforcée par l’orchestration volontairement  rugueuse et faussement primitive de Moussorgski soutenant une prosodie naturelle.  Mais pourquoi cette œuvre déroutante est-elle si importante dans l’histoire de la musique ?

Une volonté de renouvellement
Modeste Moussorgski est l’exemple parfait du génie naturel hors de toute école et de toute formation. Sa volonté est de donner à la musique russe une spécificité liée à sa langue. Il invente en quelque sorte un théâtre musical nouveau :

  • Absence de mélodies lyriques conventionnelles et complaisantes
  • Une série de conversations musicales sans duo ou trio etc.
  • Très peu d’airs à effet lyrique
  • Recherche d’une nouvelle prosodie proche des inflexions de la langue russe (le parler-chanter)

De nos jours l’œuvre séduit par son originalité et sa force. Il s’en dégage un charme puissant, une force de conviction théâtrale et émotionnelle inouïe pour peu que l’on fasse l’effort de s’habituer à ce style.

Mais à l’époque de Moussorgski l’œuvre  fut rejetée (sauf par quelques musiciens professionnels).

Une  fin de vie dramatique
Après une jeunesse d’artiste maudit et une brève carrière militaire et administrative, il adhère au mouvement nationaliste du Groupe des cinq sous l’influence de Balakirev. D’un caractère ombrageux, il se voit progressivement isolé puis rejeté après l’échec de Boris Godounov. La vie du  jeune compositeur bascula alors dans l’amertume et l’alcoolisme. Soutenu par ses amis il continua à composer des partitions magnifiques, mais peu jouées (la Khovantchina, Les chants et danses de la Mort, Une nuit sur le Mont Chauve, Sans soleil, les Tableaux d’une exposition, la Défaite de Sennachérib d’après Byron…). Puis il sombra dans l’isolement jusqu’à sa mort à 42 ans, abandonné de tous, dans un hôpital pour nécessiteux à Saint- Pétersbourg. Sur sa table de chevet on retrouva le Grand Traité d’orchestration de Berlioz ce qui fit dire à Stravinsky « Il est mort les armes à la main ! »

Rimsky-Korsakoff, son ami et admirateur tenta de remanier l’œuvre,  atténuant légèrement sa radicalité  polémique pour la  rendre « exportable » sans la dénaturer. Mais il faudra attendre la fin du XX° siècle pour que cet opéra  magnifique trouve enfin son public (nombreuses versions en CD ou DVD).  Les grands théâtres lyriques la mettent  régulièrement au programme dans sa version d’origine.

Bonne dégustation, un verre de vodka à la main !

Jean-François Principiano

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