Attila de Giuseppe Verdi

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La Marche secrète de l’Histoire
Dans Verdi tout est grand des débuts jusqu’à la fin. Les œuvres de jeunesse ou celles de la maturité sont également porteuses d’un souffle puissant. C’est le langage qui change mais non pas l’intention artistique. La première fois que j’ai vu Attila j’ai été surpris par le nationalisme enfantin de certains passages du livret. Par exemple lorsque Temistocle Solera le librettiste fait dire durant le fameux duo entre Attila et le général Aetius « Partageons ! Prends l’univers mais laisse-moi l’Italie ! » En somme il y a l’univers et l’autre moitié c’est-à-dire l’Italie. Mort de rire. Et pourtant cette naïveté m’a ému comme elle avait sans doute ému les émigrés italiens qui se pressaient au Poulailler de l’Opéra de Marseille pour entendre chanter « Cara patria… »

Tout ça pour dire qu’Attila est aussi un opéra de jeunesse pour moi. De plus des recherches musicologiques et historiques récentes ont largement réévalués cette œuvre étrange.

Invitons-nous dans ces siècles obscurs où l’ombre du fléau de Dieu planait sur l’Occident.

Là où passe son cheval l’herbe ne repousse plus…Est-ce si vrai que ça ?

Les trois Verdi 1813-1901.
L’œuvre de Verdi peut se diviser grosso modo en trois périodes, la première étant ce qu’il a nommé lui-même ses  » années de galère  » qui commencent avec Oberto en 1839 et se terminent avec Stiffelio en 1850. La deuxième est celle de la trilogie Rigoletto, Traviata, Il Trovatore et la dernière celle des grands chefs d’œuvre Aïda, le Requiem, Otello et Falstaff.

Sa carrière illustre parfaitement la méritocratie du XIXème siècle. Car tout n’est pas rose dans la vie musicale du jeune Verdi. De sa vingt-sixième à sa trente-septième année, il y eut quelques fiascos comme Un giorno di regno qui ne tint l’affiche qu’une soirée. Beaucoup de travail, il compose quatorze opéras en dix ans, c’est énorme, mais c’est bien moins que la moyenne de la production de Donizetti. A noter aussi quelques succès, deux mois à peine après sa création Ernani est mis à l’affiche dans plus de vingt théâtres, et même des triomphes comme Nabucco. Pendant ces années, Verdi devient le plus connu des compositeurs italiens vivants, une figure de l’identité nationale, l’emblème du patriotisme et de l’aspiration à l’unité italienne.

La genèse d’Attila
C’est une commande officielle du Théâtre de la Fenice de Venise pour le Carnaval du printemps 1846.

Deux librettistes se sont succédé. Le premier Temistocle Solera est resté pour Verdi l’homme de Nabucco et des premiers succès milanais.  Mais il ne terminera pas son ouvrage, nommé conseiller intime de la reine Isabelle d’Espagne, il mettra tant de cœur à ses nouvelles fonctions qu’il en oubliera les engagements pris auprès de Verdi.  C’est à Francesco-Maria Piave qu’il appartiendra finalement de mettre la dernière main au livret.

Malgré cette double écriture il présente  des qualités réelles : simplicité, découpage précis, personnages dessinés de main ferme. Toutefois, un certain manque d’unité apparaît dans le dessin d’ensemble, conséquence directe du changement de librettiste.

Parmi les opéras des années de galère, Attila mérite une place à part.  Œuvre au sujet politique, elle ne présente pas le caractère glorieusement patriotique de Nabucco ou des Lombards à la première croisade. La psychologie des personnages y est plus fouillée. Mais surtout elle développe la thèse Hegelienne du héros « faiseur d’histoire » au-delà même de la brutalité du protagoniste.

Le chœur, figure idéale du peuple y est très présent notamment lors de l’évocation de la gloire future de Venise. On sent l’enthousiasme de Verdi pour le drame du poète allemand Werner qui a inspiré l’œuvre.

L’étrange Zacharias Werner 1768 – 1823
L’auteur allemand Friedrich Ludwig Zacharias Werner, né le 18 novembre 1768 à Königsberg, mort le 17 janvier 1823 à Vienne, est un étrange personnage à la fois écrivain et prédicateur spiritualiste.

Il s’engage tout jeune dans la franc-maçonnerie, et fait siennes les conceptions fondamentales de l’illuminisme de l’époque. Disciple de Ernst Christian Friedrich Mayr (1755-1821), il appartient également au mouvement des rose-croix. Sa vie et son œuvre sont enveloppées d’un halo de fantastique et de mystère. Il fréquente le cercle des illuministes qui gravitent autour du roi Frédéric-Guillaume II de Prusse. Aussi bien le chef-d’œuvre de Werner, Les Fils de la vallée (1803-1804) ou Attila, König der Hunnen (1820) sont-ils inséparables du milieu maçonnique qui fut celui de l’auteur. La Préface d’Attila est un véritable résumé des doctrines occultistes de son temps. Werner veut décrire Attila non comme un destructeur aveugle mais comme un « purificateur » de l’Europe. Son texte regorge de symboles ésotériques et maçonniques : arithmosophie, millénarisme, alchimie, magie.

Dans Attila sa vision de l’histoire est proche de celle de Hegel, qui dit : « L’histoire est le processus par lequel l’esprit se découvre lui-même ». Werner souhaitait restaurer une forme de catholicisme primitif à partir d’une purification spirituelle des hommes et créer à cette fin, un nouvel ordre des Templiers. Il pensait que des personnages comme Attila étaient les instruments involontaires de cette purification nécessaire.

Verdi et ses librettistes adaptent la tragédie allemande en un prologue et trois actes. Créée au Teatro la Fenice de Venise le 17 mars 1846 l’œuvre remporta un succès fracassant.

Prologue
1er tableau
Après un prélude d’une belle ampleur méditative, le rideau s’ouvre sur un paysage des environs d’Aquilée (Aquileia), au Vème siècle. Odabella, fille du seigneur de la ville, a perdu sa famille lors du pillage perpétré par les guerriers d’Attila et entend se venger (Sento di patria indefinito amor). Elle-même a été épargnée par Uldino, un esclave d’Attila.

Impressionné par son courage, Attila lui fait don de son épée. Le général Aetius (Ezio), envoyé de Rome, propose à Attila un accord de division de l’Empire (Avrai tu l’universo, resti l’Italia a me !). Mais Attila le dénonce comme traître et refuse.

2ème tableau
Près d’une lagune (futur site de Venise) une barque arrive avec quelques survivants d’Aquilée dont Foresto (ténor) qui se lamente sur le sort de sa chère Odabella (Ella in poter del barbaro). Il propose alors à ses compagnons de construire une nouvelle cité. (Cara patria già madre e regina !) Dans la tragédie de Werner cette scène très célèbre dans la littérature allemande évoque la force des « recommencements qui caractérisent l’héroïsme des peuples d’Europe centrale. »

Acte I
Les Huns se sont rapprochés de Rome avec l’intention de s’emparer de la Ville et de la purifier de tous ses vices. Odabella invoque l’image de son père (Oh ! Nel fuggente nuvolo !) et rejoignant son amant Foresto (Oh, t’inebria nell’amplesso), l’informe de son plan de vengeance. Pendant ce temps, Attila raconte à Uldino qu’il a rêvé d’un vieil homme lui prédisant désastre et mort et lui conseillant de faire marche arrière (Mentre gonfiarsi l’anima parea !). Attila d’abord ébranlé, retrouve son courage et ordonne la marche sur Rome (Oltre quel limite, t’attendo, o spettro !). Un hymne chrétien se fait alors entendre et Attila reconnaît le vieil homme de son rêve en l’évêque Leone venu le trouver avec une délégation de Romains. Leone répète sa prophétie. Attila se soumet à cette volonté divine et renonce au pillage. A son tour il tombe en extase et prophétise l’avènement de temps nouveaux.

Acte II
Une trêve a été conclue. Ezio se lamente sur le contraste entre la gloire passée de Rome et sa faiblesse présente avec à sa tête l’empereur-enfant Valentinien III et sa mère la régente Galla Placidia (Dagl’immortali vertici !). Foresto apporte une invitation à un banquet offert par Attila en l’honneur d’Ezio. Celui-ci propose à nouveau l’alliance à Attila. Odabella, entre-temps, a appris que Foresto voulait empoisonner le roi des huns. Elle prévient Attila, non par pitié, mais pour avoir le privilège de le tuer. À la demande d’Odabella, Attila pardonne à Foresto, qui peut s’enfuir sans comprendre les motivations d’Odabella. Attila annonce son mariage avec celle qui vient de le sauver et proclame qu’il n’envahira pas Rome.

Acte III
Foresto, informé du mariage par Uldino, pense qu’Odabella l’a trahi (Che non avrebbe il misero !). Ezio arrive bien décidé à attaquer les Huns. Lorsqu’Odabella apparait, Foresto l’accuse de trahison, mais elle implore son pardon et lui jure fidélité. Attila survient, les surprend tous les trois et comprend qu’ils veulent le tuer. Le roi des Huns leur rappelle qu’il a épargné Rome, a concédé sa grâce à Foresto et est sur le point d’épouser Odabella, mais ses fautes éclipsent les faveurs qu’il a accordées. Il reconnaît lui-même que sa mort est une expiation pour que l’avenir du monde soit garanti. Il tombe en extase mystique aux pieds d’Odabella qui satisfait sa soif de vengeance en le poignardant, tandis que Huns et Romains s’affrontent. Les trois conspirateurs clament que le peuple romain a été vengé.

Verdi et la musique d’Attila
Ses premières œuvres coïncidant avec l’éveil de la nation italienne, Verdi profita de ce courant porteur qui rejoignait ses propres convictions. Le succès de ses œuvres fut par conséquent frappé de suspicion : il semblait aux critiques que les salles s’enflammaient pour des raisons bien éloignées de la noblesse de l’art. Comme Ernani, I Lombardi ou Giovanna d’Arco, Attila attise cette fibre par des moyens musicaux autant que littéraires – la pièce de Werner est habilement détournée de son fondement mystique pour flatter l’orgueil du public vénitien.

Les chœurs galvanisaient un public en mal d’identification. Aussi Verdi, lorsqu’il travailla sur le livret avec Piave lui recommanda-t-il particulièrement ces moments de foule que la pièce de Werner ménageait en grand nombre. « Je veux des chœurs qui soulèvent la salle et que le public retienne facilement ! » écrit-il dans sa correspondance.

Comme dans tous les opéras de jeunesse, les chœurs apparaissent comme des groupes soudés dont se détachent les protagonistes, porte-parole de leurs valeurs et de leurs aspirations.

Dans Attila l’usage du chœur est à la fois permanent et diffus : d’innombrables interventions ponctuent les scènes – souvent très brèves, toujours soignées et efficaces.

Attila arrive sur scène entouré d’un chœur de guerriers qu’il nomme ses héros et ses fils. Odabella fait son entrée à la tête de ses compagnes d’esclavage. Foresto apparaît lui aussi comme le porte-parole du peuple martyre d’Aquilée. En donnant une tribune à ces collectivités unies derrière leur représentant, Verdi touchait à coup sûr son public. La recette peut sembler facile. Elle le serait si ces morceaux ne faisait la preuve constante d’une inspiration élevée. De puissants unissons ou de tendres tierces, des mélodies qui se gravent dans les mémoires, des accompagnements simples et touchants, des rythmes ballabile, entrainants et dansants sont l’esquisse de cet hymne national que l’Italie se cherchait alors.

La page chorale la plus célèbre est sans doute « Dall’alghe di questi marosi » « Sur les algues de ces marécages », qui sert de ritournelle à la cabalette de Foresto se terminant par un contre ut éclatant, à la fin du prologue. En affirmant que la patrie italienne renaîtra tel un phénix, plus grande que jamais, cet ensemble vibrant s’est assuré un succès égal à celui des plus illustres pages de Nabucco, I Lombardi ou Ernani. Je me souviens de l’avoir chanté avec mes camarades à Saluzzo ou j’ai passé ma jeunesse.

Le sens de l’œuvre
L’intrigue est simple et efficace. Attila, incarnation victorieuse de l’Histoire en marche, fasciné par Odabella, fille d’un peuple vaincu, veut l’épouser. Elle accepte pour mieux tuer celui qui a tué son père.  Son histoire d’amour avec Foresto humanise sa violence. Elle permet au ténor de lancer un appel risorgimental « Cara patria ».

Le second rôle important est celui d’Ezio, personnage historique de premier plan (le général romain Aetius), lui-même d’origine étrangère « barbare » qui pourtant servi de rempart à Rome contre l’invasion des Huns.

Le Roi des Huns, lui, est le protagoniste d’une intrigue pleine de fièvre sentimentale et politique qui oppose les forces « barbares » aux armées romaines. Mais comme Werner, Verdi inverse le jugement. Ici le barbare est plus spirituellement éclairé que le soi-disant civilisé. À la figure du noble et généreux Attila, s’oppose celle de l’orgueilleux et traitre Ezio et surtout l’ardente vengeresse Odabella, pour qui Verdi écrit des lignes mélodiques admirables de raffinement, d’émotion et de passion, dans une tessiture redoutable pour l’interprète.

On remarquera que l’Attila de Verdi n’est pas en fin de compte le « fléau de Dieu » honni par l’hagiographie chrétienne, mais plutôt le sage chaman disciple de Wotan que réhabilite Werner et d’ailleurs tout un pan de l’historiographie actuelle. C’est avant tout un formidable et puissant personnage lyrique, empli de sentiments passionnés et que Verdi a admirablement traité, notamment dans la grande scène du songe. Tout repose en effet sur lui et sur sa voix de basse, incarnation saisissante du pouvoir de l’esprit dans l’histoire en marche. Autre moment splendide, la grande scène ouvrant l’acte II, nécessitant du baryton Ezio la beauté du timbre et un art accompli du legato.

Verdi dans sa partition poursuit une démarche esthétique qui l’éloigne progressivement du bel canto à la Donizetti.  Les arias sont moins ornées, plus courtes et plus tendues, soumises à la nécessité de l’expression dramatique ; suppression des traits inutiles, à l’orchestre comme pour les voix ; le maître de Busseto cherche son langage dans la simplicité et l’efficacité.

À la première représentation, Attila a été frénétiquement applaudi, le public a réagi avec passion, faisant au jeune compositeur une reconduite triomphale jusqu’à son hôtel, « déchirant Venise endormie du son des fanfares, de la lueur des torches, des vivats et des chants enthousiastes ».

Depuis sa création à la Fenice l’œuvre est souvent donnée. Elle a bénéficié une grande fortune discographique (plus de 75 versions complètes disponibles dont 10 sur YouTube), un record pour un opéra de jeunesse.

Nous avons voulu faire découvrir une version vibrante au « goût bulgare » qui n’est pas parfaite vocalement malgré un très bon Orlin Anastasov dans le rôle-titre, avec des artistes du Théâtre National de Sofia lors d’une représentation en plein air au festival de Veliko Tornovo devant la forteresse historique de Tsarevets.

Comme sur l’herbe piétinée par Attila allait naître une nouvelle Europe, c’est au cœur de ce qui nous menace que poussera l’espérance. Et si c’était vrai,

Jean-François Principiano

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