Sémiramis de Rossini, la passion du pouvoir !

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L’Opéra de Toulon a le bon goût  d’ouvrir sa saison lyrique les 9 et 11 octobre avec  une version de concert de la Sémiramis de Rossini (1798-1868). Voilà une belle occasion de nous plonger dans cette œuvre labyrinthique inspirée par la passion du pouvoir.

Rossini compose Semiramide en 1823 pour le théâtre de La Fenice de Venise, qui avait vu, dix ans plus tôt  le triomphe de son précédent opéra, Tancredi. Comme celui-ci, il est basé sur une tragédie de Voltaire (1694-1778), Sémiramis ou la soif du pouvoir (1748). À la relative simplicité de cette première œuvre, celle-ci oppose une belle abondance : ses vastes proportions, pourtant contenues en deux actes, et son style très passionné, voire fébrile  la rattachent déjà au Grand Opéra Historique que connaîtra la seconde moitié du XIXème siècle.

Adieu à l’Italie.
En composant Sémiramis, Rossini  écrit en fait son dernier opéra pour l’Italie. Là le bel canto y régnait en  maître absolu et tout y était tourbillon de virtuosité et feux d’artifice de vocalises.

Dans le livret italien de Gaetano Rossi (1774-1855), la Reine de Babylone, Sémiramis, (Semiramide en italien), doit désigner un nouveau roi comme successeur de son défunt  époux Ninus alors que son ancien amant Assur et le jeune roi des Indes, Idreno y prétendent. Sémiramis espère y assoir le héros Arsace qu’elle aime, mais dont elle ignore qu’il est le fils qu’elle eut jadis avec Ninus. Dans les éclairs et la foudre le fantôme de Ninus paraît et annonce à Arsace qu’il doit régner sur Babylone et venger le meurtre de son père commis par Assur et Semiramis.

Au terme de nombreuses confrontations, l’ultime scène se déroulera dans un tombeau : croyant frapper Assur, Arsace poignardera par erreur sa propre mère : Ninus vengé et les dieux de Babylone apaisés, le jeune héros sera acclamé nouveau roi.

La tragédie de Voltaire sur le pouvoir
La tragédie  de Voltaire est très différente. L’intrigue s’inspire d’un épisode d’histoire ancienne rapporté par Hérodote et  que Voltaire utilise pour démontrer que le désir de pouvoir corrompt les hommes et les femmes. L’œuvre de Voltaire est donc  plus politique que l’opéra de Rossini.

La reine de Babylone Sémiramis,  IXème siècle avant JC, a naguère assassiné son époux le roi Nino, avec la complicité de son amant d’alors, le prince assyrien Assur, et a tenté de tuer son propre fils Ninias. Mais celui-ci a survécu sous le nom d’Arsace. Il revient à Babylone car il est épris de la belle princesse Azéma, également courtisée par Assur. Mais aussi il veut  venger son père car il apporte avec lui une cassette contenant l’épée de celui-ci et des papiers compromettants pour Sémiramis et l’usurpateur Assur.

Séduite par la fougue de ce fier jeune homme, Semiramis décide de l’associer à son pouvoir, de l’imposer comme nouveau roi et de le prendre pour époux. La rivalité amoureuse autant que  l’ambition  conduit Assur à vouloir  supprimer Arsace. Mais Semiramide s’interposant, reçoit le coup fatal. C’est dans cette tragédie de Voltaire que l’on retrouve cette réflexion souvent citée : « le pourvoir corrompt, le pouvoir absolu corrompt absolument ! ».

La tragédie de Voltaire jugée trop politique  fut interdite en France pour atteinte au pouvoir royal. Voltaire fut poursuivi et dû se réfugier en Suisse. Pendant la Révolution Française le compositeur  Charles-Simon Catel (1773-1830) mit en musique l’œuvre-pamphlet de Voltaire avec grand succès. Les temps avaient changés. On comprend qu’en choisissant ce sujet  très polémique Rossini réglait aussi ses comptes avec la censure napolitaine, juste au moment de son départ vers la France.

Une histoire antique toujours d’actualité

Acte 1
À Babylone le grand prêtre Oroe accueille la foule dans le temple de Baal. La reine Sémiramis doit annoncer le nom de celui qu’elle a choisi d’épouser après la mort mystérieuse de son mari, le roi Ninus. Le prince Assur semble certain d’être désigné. Mais au moment où Sémiramis va parler, la flamme de l’autel s’éteint. Ce mauvais présage effraie l’assemblée et la cérémonie est remise à plus tard. Sémiramis réunit la cour et le peuple une nouvelle fois et finit par déclarer qu’elle épousera Arsace, le jeune commandant de l’armée assyrienne. A cet instant le spectre du roi Ninus sort de son mausolée et plonge l’assemblée dans l’effroi. Le fantôme de Ninus déclare qu’Arsace deviendra roi quand il aura immolé une victime en sa mémoire. Il s’éloigne sans avoir désigné cette victime laissant la reine profondément bouleversée.

Acte 2
Le prince Assur vient rappeler à Sémiramis qu’elle lui doit le pouvoir : ils ont été complices dans l’empoisonnement de son époux, le roi Ninus. Assur veut le trône en récompense de son forfait. Sémiramis le chasse en  le soupçonnant d’avoir  aussi assassiné son fils qui a disparu. Pendant ce temps, le grand prêtre Oroe apprend à Arsace qu’il est Ninias, le fils unique de Ninus et de Sémiramis. Le jeune homme découvre aussi le crime odieux qu’a commis sa mère mais il ne peut se résoudre à lui ôter la vie  pour venger la mort de son père. Arsace finit par montrer à Sémiramis la lettre dans laquelle Ninus l’a accusée avant de mourir. Elle est partagée entre l’effroi et la joie d’avoir  retrouvé son fils. Assur décide d’assassiner Arsace qui se rend dans le mausolée de Ninus pour se livrer à un sacrifice. Descendu dans le tombeau, Assur est en proie à des hallucinations : il croit voir le spectre du roi défunt. Pour protéger son fils qu’elle sent menacé, Sémiramis pénètre aussi dans le mausolée. Trompé par l’obscurité qui règne dans ce tombeau, Arsace tue sa mère en croyant frapper Assur. Saisi d’horreur devant sa mère mourante, il veut se suicider mais le grand prêtre l’en dissuade et l’emmène au palais où le peuple l’acclame comme son nouveau roi. Le traître Assur est arrêté. La vengeance du roi Ninus est accomplie.

Un festival de virtuosité vocale
Cet opéra est un grand moment de  bel canto où plane l’ombre de célèbres chanteuses et chanteurs du passé, notamment l’épouse de Rossini, la soprano espagnole Isabella Colbran (1785-1845) créatrice du rôle de Semiramis. Les trois personnages essentiels sont confiés à des types de voix caractéristiques : soprano, mezzo-soprano et basse, avec un ténor et une autre basse dans les rôles secondaires.

C’est surtout un passionnant moment de musique vocale, chorale et orchestrale. On  y retrouve le génie musical de Rossini,  trilles et triolets,  sons liés et piqués, roulades, gammes ascendantes et descendantes, sauts d’octave. Ses inventions rythmiques et thématiques s’y déploient non seulement en des airs et duos, précédés de récitatifs singulièrement dramatiques, mais encore au sein d’ensembles fastueux et de morceaux orchestraux d’une grande richesse harmonique.

Le sens de l’œuvre
Dix ans après la création de Tancrède, le compositeur renoue avec l’univers noble et tragique de l’ « opera seria » dans le même théâtre, la Fenice de Venise, avec le même librettiste s’inspirant encore d’une tragédie de Voltaire.

À partir d’une Italie pré-risorgimentale  morcelée mais déjà unifiée par la langue et la culture cette œuvre lance un message à l’Europe. Le Pouvoir culturel est indépendant de la puissance politique. Avant de changer de pays, en choisissant une France postnapoléonienne, Rossini homme fondamentalement conservateur, contrairement à son père, semble dire : l’essentiel est dans la projection des idées et non dans la menace révolutionnaire des baïonnettes.

Sur le plan musical ce grandiose « mélodrame tragique », couronnement et fin d’une période, témoigne du chemin parcouru en dix ans par le compositeur d’opéra le plus célèbre de son époque. (Stendhal)

En effet l’expérience musicale de Rossini s’est enrichie et son langage s’est épuré. Il s’est donné les moyens de contredire en tout point le jugement de Beethoven qui lui avait conseillé de ne pas chercher à faire autre chose que des « Barbier de Séville » en ajoutant : « Croyez-moi, pour traiter le vrai drame, vous n’avez pas de vraie science musicale ! ».

En reprenant la figure légendaire de la redoutable reine de Babylone, meurtrière de son époux, puis mère incestueuse, Rossini s’inscrit dans une longue tradition littéraire et musicale italienne où les châtiments de l’horreur sont montrés sur scène comme autant d’exemples moralisateurs…

Mais surtout le  jeune compositeur excelle plus que jamais dans les prouesses techniques du  bel canto  tout en cultivant son art étourdissant de la pulsation rythmique. Sans oublier  de confier à la voix l’expression de sentiments plus intimes et recueillis comme dans le célèbre air de Sémiramis : « Bel raggio lusinghier » (Beau rayon trompeur) où le difficile air d’entrée  d’Arsace Ah quel giorno ognor rammento  (Ah ce jour inoubliable).

La partie orchestrale gagne en ampleur, conférant au drame majesté et densité. L’ouverture d’ailleurs est devenue une page classique des concerts symphoniques. L’effectif choral imposant et le recours à la déclamation révèlent l’influence de la tragédie lyrique grecque tandis qu’une dimension fantastique pré-romantique se dessine avec l’apparition surnaturelle du spectre de Ninus.

Adieu à l’art du chant orné italien au moment où les goûts du public vont favoriser l’éclosion de l’opéra nouveau, Sémiramis fut accueillie avec froideur.  Ce qui ne l’empêcha pas d’être ensuite l’opéra tragique de Rossini le plus longtemps donné. Car après une éclipse entre 1880 et 1940, à l’époque de Verdi et du Vérisme, elle connut sa véritable renaissance en 1962 à la Scala avec Callas, puis avec Montserrat Caballé ou Joan Sutherland qui demeurent de grandes interprètes du rôle-titre. Marilyn Horne a souvent tenu le rôle d’Arsace à leurs  côtés.

Jean-François Principiano

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